2014, concours sur le thème du courage
Regarder le vide qui me sépare de la mer provoque en moi un haut-le-cœur. Ne serait-ce que m’approcher du bord me rend nauséeux. Je me croyais pourtant aguerri, n’étant apparemment plus guère sujet au vertige. Mais l’abrupte falaise que voici provoque en moi une angoisse dont j’ignorais qu’on pût sur l’échelle de la peur, pousser le curseur si haut. C’est haut, très haut. Cette fois-ci, je n’ai nul espoir de masquer ma peur. Papa jubile bizarrement de cette évidence. Debout, les pieds nus au bord du précipice, les orteils de son pied droit agrippant l’arête de l’abîme, il me regarde. J’ai toujours vu mon père grand. Mais là, il me semble immense. Est-ce parce que je me sens tout petit, honteux de la violence paralysante de mon émotion ? Je ne lis rien qui ressemble à de la peur sur son visage ; lui, ne tremble pas. Mon regard est happé par un détail de son corps athlétique à peine couvert par son moule-burnes Arena des années 80. Cette particularité, je l’ai vue l’exhiber crânement à de nombreux repas de famille. Neuf points de suture sur l’abdomen et un mémorable prétexte pour fanfaronner sur ce pari gagné avec ses potes dans la baie d’Along, le 6 mai 1983. On n’a pas le droit de l’oublier dans la famille. Les années ont passé et je croyais avoir pris goût à cette initiation qui semble m’octroyer l’affection de mon père et la légitime jalousie de mes sœurs. Mais où va s’arrêter ce yoyo frénétique ? Monter toujours plus haut, descendre toujours plus bas, monter encore, descendre autant. Et sauter, sauter… Mais pourquoi, pour qui ?
Cette fois, nous sommes en Sardaigne et je suis pétrifié d’effroi devant cet à-pic de 23 mètres. Comme d’hab, c’est papa qui saute en premier pendant que je filme son exploit. Contrairement à ma mère que j’ai parfois surprise en train de pleurer ou de prier, je n’ai pas peur pour mon père. A moins que ma peur pour moi occulte celle pour lui. Caméscope en main, j’ai un peu retrouvé mes esprits et j’admire mon père s’envoler. Jusqu’à 15 mètres, il opte en général pour le saut de l’ange. Sur sa page d’accueil Facebook, il a mis une photo que j’ai prise de lui, de face, bras ouverts. En commentaire, il a écrit une petite phrase qu’il m’a piquée sans vergogne et dont j’étais si fier : « Le courage est un art d’ange heureux ». Mais trêve d’angélisme, sur la côte sarde escarpée, notre spot et ses 23 mètres de vide l’ont sagement incité à renoncer au saut tête prem’s, comme il aime jargonner. C’est donc ses pieds qu’il va offrir d’abord à la mer. Les deux saltos arrière qui précèdent l’impact sont bien équilibrés et son angle de pénétration dans l’eau est impeccable. Note artistique maximale : 10 sur l’échelle du riche père. Ce soir, il va pouvoir poster une belle vidéo sur les réseaux sociaux où il collectionne des milliers d’amis qu’il ne verra jamais.
Vingt bonnes minutes, c’est le temps qu’il lui fallut pour me rejoindre au sommet, en marchant pieds nus sur les chardons. Vingt minutes de répit paradoxal et anxiogène. J’ai eu maintes fois l’occasion de sentir que le plus désagréable est l’attente et le doute. J’y vais, j’y vais pas… Rien de plus irrationnel que de faire durer le suspense et le supplice. Ce savoir, je crains d’en faire abstraction dans la confusion mentale qui m’envahit. Le piège se referme sur moi. Des pièges plutôt, dont le plus élémentaire : ça y est, j’ai peur de ma peur ! Mon père l’a tout de suite remarqué et ce constat ne le rend plus goguenard. Son regard s’obscurcit et je le sens tendu, ce qui augmente ma peur.
« Tu vas pas te dégonfler, Bruce ?! » Ce prénom de héros, ma mère n’avait pas eu le courage de s’y opposer. Je ne saurais dire si elle a eu d’autres courages, soumise au mâle alpha qui la subjugue depuis leur rencontre au Vietnam. Dans notre famille, le courage est une affaire virile. Malgré cette programmation machiste, j’ai pu constater chez mes sœurs des audaces que je n’ai jamais eues. Je ne veux pas décevoir mon père. Et là, je n’ai jamais été aussi près de renoncer. Vais-je me dégonfler ? Lui, en a vraisemblablement l’intuition car son ton me surprend, plus effrayant encore. Il redoute que je ne saute pas. En aurait-il peur ? Mon père a peur ?! Cette pensée me terrorise. Je panique. Moi qui n’ai pas en souvenir d’avoir jamais versé une larme, me voilà en pleurs. Je suis pitoyable et le paternel est hors de lui ; il hurle, je supplie. En vain. Je ne comprends pas, des mots jaillissent, fusent sans guère de coordination. Des bribes de sens se dégagent vaguement. Il est question d’honneur, de pédale. Mais je suis presque sourd à ces éclats de voix. Jusqu’à cette phrase qui se distingue clairement du violent brouhaha : « Tu sautes ou je te saute ? »
Tout est allé si vite. Sans transition, le vacarme puis le silence. Ce coup sec et assourdissant sur mon oreille. Sa grande main qui impacte mon visage du menton jusqu’à la tempe. Puis la chute. Je ne saute pas, je tombe. L’ange déchu est privé de toute grâce. Une chute désarticulée, des membres non coordonnés. Aucun contrôle. Note artistique : 0. Je perds d’un coup tous mes amis sur Facebook mais je vais enfin passer dans le zapping de Canal. Mais pourquoi cette chute est-elle si longue ? Qu’on en finisse ! Mes bras, mes jambes moulinent niaisement dans le vide et je n’en finis pas de tomber. C’est dans cette chute éternelle que je me suis réveillé, inondé de sueur et d’urine. Humilié dans mon rêve, rongé de honte de retour à la réalité, quelle violence m’affecte le plus ? Je suis resté immobile à baigner dans mes jus infantiles. Combien de temps ? L’éternité m’a semblé plus courte dans ce que j’appelle à tort ou à raison, le réel. La nuit a poursuivi sa course et je n’ai pas trouvé le sommeil. J’ai pensé.
Quelques heures après ce réveil brutal, nous étions mon père et moi au sommet d’une falaise qui ressemblait plutôt pas mal à celle de mon rêve. A 23 mètres, nous étions encore bien loin des 54 mètres qui obsédaient mon géniteur. En comparaison de ce record du monde, au bord de ce « misérable précipice », ma peur était assez voisine de celle vécue dramatiquement dans mon rêve. Bravant une peur puisqu’elles étaient plusieurs, je dis à mon père : « Qu’est-ce qu’on fout là, papa ? »
Sa surprise ne me surprit pas. Fugace, elle disparut dans une réponse qui sonnait comme une évidence : « On est là bonhomme, pour se prouver qu’on a une belle paire de couilles ! »
« Tu en doutes ? » questionnai-je. Son visage s’assombrit d’abord puis il se pavana derechef : « Arrête de faire le mariole et mate ce putain de saut que je fais faire ! »
Je pris la caméra, la mis en mode enregistrement et la plantai ostensiblement devant mon père. Tel un reporter, je demandai : « Excuse-moi d’insister mais pourquoi tu sautes ? » Incapable de résister aux tentations de l’ego, il répondit avec un apparent détachement au jeune journaliste : « C’est comme sauter sur une mine ». Puis en bon cabotin, il marqua un temps et ajouta « …sur une mine d’or ; celle du courage ». Grisé par sa saillie, il s’approcha du bord et sauta tête prem’s. Le mouvement de caméra l’avait suivi sans rupture depuis la courte interview jusqu’à la vertigineuse descente de son corps impeccablement équilibré, bras écartés. Le plan séquence était parfait ; je n’avais rien loupé du saut de cet ange, le caméscope collé contre ma poitrine pour ne pas trembler. Avant l’impact, il esquissa un salto avant. J’étais béat d’admiration. Puis, je n’ai pas compris ce qui s’est passé mais de fait, il fut déséquilibré par je ne sais quoi. Il ne sautait plus, il tombait. L’ange déchu était privé de toute grâce. Une chute désarticulée, des membres non coordonnés. Aucun contrôle. Note artistique : 0. Il perdait d’un coup tous ses amis sur Facebook mais il allait enfin passer dans le zapping de Canal.
Je redoutais l’impact et j’avais enfin peur pour mon père. Je ne vis pas la fin de sa chute. J’avais lâché la caméra et je courais sur le sentier très pentu qui serpente jusqu’au rivage. L’angoisse accéléra ma course et j’arrivai rapidement sur la grève pierreuse. Je scrutai la mer, guettant une trace de mon père mais il n’y en avait pas. Alors j’eus enfin conscience que si j’avais sauté, je serais peut-être arrivé à temps pour le sauver. De l’eau jusqu’à la taille, une vague vint me gifler le visage. Puis une autre vague plus violente, sèche et assourdissante claqua mon oreille. Elle impacta mon visage du menton jusqu’à la tempe. Cette seconde vague portait un nom que je connais bien : la culpabilité. J’eus la conviction que je porterais cette gifle abstraite toute ma vie. Moi qui n’avais en souvenir de n’avoir pleuré que dans un rêve prémonitoire, j’étais en larmes. J’étais pitoyable et le paternel hors de vie. Cette fois, ce n’était plus un rêve.
« Pourquoi t’as pas sauté, mauviette ? »
Il est des voix qu’on aimerait entendre « pour de vrai ». Le remords, l’impossible deuil peuvent conduire à d’illusoires croyances, à de délirantes pensées. La question avait bien le ton goguenard de mon père ; elle était aussi portée par les accents de sa voix. Une voix à peine moins affirmée et dominante que celle que j’avais entendue tout au long de mes 16 années de cohabitation filiale. « Alors, pourquoi t’as pas sauté, mauviette ?! »
Bien qu’identique à la première, la seconde question me sortit de ma torpeur. Je me retournai et vis cet homme qui est mon père, le visage ensanglanté et le sourire aux lèvres. Plus sonné que lui, je restai coi, le regardant hébété, égaré entre l’amour et la haine. Lorsqu’il formula cette même question une troisième fois, je sortais à peine de ma léthargie mais je répondis avec un à-propos qui me surprend encore aujourd’hui : « La réponse est dans ta question, connard ! »
Avec le recul du temps, je ne me reconnais pas dans le vocable « mauviette ». La première et dernière insulte que j’ai adressée à mon père est peut-être mon premier courage substantiel. Il se manifesta d’abord par une nécessaire grossièreté puis peu à peu par un monologue plus respectueux auquel il ne répondit ni ce jour ni jamais :
« Peut-être bien que je suis une mauviette, oui. Un trouillard, pourquoi pas. Ou bien plutôt une lopette s’il est question d’honneur, de pédale. A moins que je ne sois rien de tout ça, mais plutôt un mec qui a peur et qui pleure parfois, un homme qui a certains courages et pas d’autres. Un mâle qui ne se préoccupe pas de la taille de ses couilles. Un homme qui n’a pas peur de ne pas être un homme. Je ne sauterai pas de cette falaise parce que ça me fait peur et que c’est dangereux. Le trouillard et le casse-cou ont tous deux en commun d’avoir le trouillomètre mal réglé ».
Les années ont passé. J’ai eu d’autres courages mais je n’ai pas souvenir d’en avoir eu d’aussi grand que celui-là.