Extrait de "Le meilleur ami de l'homme"
Est-ce beau, là ? (Liban 2012), chapitres 29 à 37
29.
Vendredi 10 août, Beyrouth 8h
Damas, ville des poètes, des musiciens, cité d’art et de culture. Tous les Syriens rencontrés (surtout dans la Zico house) m’ont donné envie de connaître ce pays et cette ville. La capitale m’a été joliment décrite par les réfugiés de la guerre civile qui sévit en ce moment. Voilà a priori une bonne raison de ne pas s’en approcher. Les mises en garde se sont répétées à foison. Mais elles se noient dans un océan de peurs irrationnelles que j’entends depuis trente ans dans tous les pays du monde. Je ne nie évidemment pas le contexte extrêmement tendu qui est celui du Liban actuel. Mais là aussi, ou là surtout, les Libanais fantasment, ressassent et exacerbent des antagonismes identitaires. Ce sont surtout les Chrétiens que j’ai trouvés les plus racistes. Mais la plupart des Musulmans parlent si peu ou si mal le français et l’anglais, je n’ai guère pu les entendre et peut-être pensent-ils de même des Chrétiens. L’antagonisme entre ces deux religions est loin d’être le seul ici. 17 communautés religieuses cohabitent dans ce pays. Et il y a des antagonismes non religieux qui viennent se greffer sur une société ravagée par trente ans de guerre. La haine anti-juive est puissante et massive. Je me garderai bien de juger les gens qui ont ces croyances hostiles. Je n’ai pas connu la guerre. Ma maison n’a pas été bombardée. Personne de ma famille n’a été tué ou blessé par des armes ennemies. Bien que je ne justifie aucun de ces sentiments haineux ou craintifs, j’essaie de comprendre. Je ne sais si c’est plus facile ou plus difficile aujourd’hui 10 août. Dire que j’ai eu hier une journée éprouvante est un euphémisme qui marque mon besoin de relativiser les événements traumatisants que j’ai vécus ce 9 août 2012.
Tout avait pourtant bien commencé. J’ai passé deux heures très agréables à découvrir l’acropole de Baalbek. Ces temples romains sont d’une grande beauté, extrêmement impressionnants. Pour avoir résisté aux millénaires et surtout aux séismes, il en fallait du talent, de l’intelligence ! Je suis toujours sceptique quand je vois ce que les hommes peuvent faire de grandiose et sur les causes, les intentions qui les ont poussés à accomplir ces grandes choses. Volonté de puissance, culte dogmatique et ostentatoire, domination d’une culture sur une autre, faste vaniteux des dirigeants… Des fortunes investies à des fins douteuses alors que l’injustice règne sur le monde... Si seulement le génie humain pouvait se concentrer utilement, se mettre davantage au service de la paix et de la justice...
Avant de partir, j’ai laissé mon sac et ma guitare à l’hôtel Shuman. Hier, je voyageais léger. Un petit sac relié à ma banane, à la ceinture. Après l’acropole, je suis parti sur le flanc de la chaîne de montagne Anti-Liban. Mes premiers lifts m’ont donné rapidement le ton de cette journée « spéciale suspicion ». Les regards sont différents. Le ton de la voix n’est pas amical. On me prend quand même en « hotstop » comme prononcent les arabophones. Plutôt facilement, compte tenu de la rareté des véhicules qui circulent sur la route de Ham. Quelques lifts très courts, puis une voiture avec deux hommes au ton agressif. Ils me demandent mon passeport et refusent de me le rendre. Ça craint. J’essaie de me faire comprendre mais c’est difficile. Je ne suis pas convaincu que si je maîtrisais l’arabe je serais capable de leur faire comprendre le but de ma présence dans ce lieu inhospitalier, si proche de la frontière syrienne. Puis, ils s’arrêtent, parlent fort. C’est fou ce que les arabes parlent fort, parfois. Mais à ma belle surprise, ils me rendent mes papiers et me foutent dehors sans ménagement. Avertissement sans frais. J’ai joué avec le feu et je ne vais pas tarder à être brûlé.
Un camion me laisse à un poste militaire, comme il y en a tant au Liban. D’habitude, c’est une simple formalité qui ralentit à peine le trafic. Je crois que ces nombreux barrages rassurent la population. Le camion étant parti, je me retrouve seul et à pied face aux soldats. Nous palabrons donc. Et au bout de seulement 10 minutes, l’interrogatoire cesse et je me remets en marche, sans fouille ni même demande de passeport. Ce que je réponds aux curieux ? Je marche dans la montagne et je prends de belles photos. Ces propos simples que je peux exprimer en arabe, ça ne fonctionnait pas trop mal jusque-là.
Une voiture jaune s’arrête. Grosse incompréhension, silence pesant, nous roulons. Puis au bout d’à peine cinq minutes, il me fait comprendre que je dois descendre car nos chemins se séparent. Mais ayant une vue panoramique et plongeante sur la route qu’il emprunte, je constate qu’il poursuit sur la voie dans laquelle je me dirige aussi. Je reverrai cet homme plus tard. A ce stade, je m’attends à être balancé et à voir venir à moi des autorités plus ou moins légales. Puis encore un lift et me voilà à Ham. Dans cette ultime voiture, l’homme avait l’air aimable mais il me semblait bien qu’il me testait. En souriant, il m’a proposé de m’emmener vers la Syrie « pour voir boum-boum ». J’ai dit non en souriant. Comme d’autres avant lui et après lui ce 9 août, il a voulu savoir ce qu’il y avait dans mon sac. Je le lui ai montré, à savoir deux grenades non dégoupillées. Ce jour-là, j’ai fait beaucoup de progrès en arabe. Je reverrai cet homme plus tard.
A Ham, la route se transforme rapidement en une piste caillouteuse et poussiéreuse. Elle devient vite très raide aussi. On n’y accède qu’en 4x4, pick-up, moto ou bien ces vieilles Mercedes increvables qu’on voit partout ici. La piste se perd dans des méandres de petits chemins vers une vaste zone de vergers plantés là dans cet espace improbable qui semble si aride et où pourtant l’eau sourd des profondeurs. Poiriers, pommiers, noyers... Malgré quelques tâtonnements d’orientation, je parviens à garder le cap. Je cherche un promontoire et la configuration du relief n’est pas si complexe. J’évite les barres rocheuses et je devine les cols qui se dessinent au loin et que je gravis un à un. J’ai rapidement manqué d’eau. J’ai été assez inconséquent sur ce plan là aussi. Après 2 heures et demie de raide ascension, j’arrive enfin au sommet, un vaste col venteux, dont je pense a posteriori qu’il se situe sur le territoire syrien. J’ai aperçu une ville au loin. Peut-être était-ce Damas, je l’ignore. Je me suis fait mon kif, un caprice de poète, peut-être. Et je vais le payer au prix fort. Je ne m’attarde pas au sommet. Avant d’y parvenir, j’avais entendu deux tirs au loin. J’ai bien aperçu quelques cartouches de chasseurs, mais j’ai aussi vu des douilles de fusil-mitrailleur qui ne me rassurent pas.
J’ai soif et je redescends rapidement sur le sentier, espérant trouver une âme généreuse qui me donnera de l’eau. En montant, j’avais rencontré deux hommes sur un tracteur. Ils avaient fait des signes de mort. J’expliquais que je faisais quelques photos et que je redescends aussitôt. Presque vrai. Ces hommes n’avaient pas d’eau à cause du ramadan. En montant, j’avais fait une pause pour dégoupiller mes deux grenades en signe de paix avec mon homéostasie hydrique. Je sortis mon fidèle couteau suisse et égorgeai ses fruits belliqueux. Mais je fus très déçu par le goût infect de ces fruits pourtant chers à l’achat. A la descente, j’aperçois au loin un troupeau de chèvre. Je rattrape fissa le groupe et m’adresse au bédouin. Gentiment, il rattrape son âne et sort de son bât une bouteille d’eau très fraîche, entourée de toile humide (comme j’avais sur les bidons de mon vélo en Amérique latine). Ouf ! Choukrane. Merci.
Peu après cette jolie rencontre, je fais ma première véritable mauvaise rencontre. Un homme sur une moto me serre du côté du précipice, me demandant ce que je fais là. Je m’explique une fois de plus. Il a deux fusils à l’arrière de sa moto. Au cours de notre brève discussion, il sort son pistolet, il l’arme mais ne le braque pas sur moi. Il est néanmoins menaçant et l’effet d’intimidation opère efficacement. Il me dit de monter derrière lui. Ce que je fais sans résistance. Puis il dit que ça me coûtera 1000 dollars. Je dis non et je descends de l’engin. Il me retient physiquement mais cette fois, je tiens tête. Je dis que je vais marcher. Il monte le ton mais je tiens bon en marchant devant lui. Second avertissement sans frais ; il repart en râlant mais reprend la route.
Dès lors, je n’espérais qu’une seule chose : ne plus croiser personne, rentrer fissa à Baalbek et même quitter la Bekaa au plus tôt. Mais cet espoir me semblait peu crédible. Je savais que le Hezbollah peut compter sur la complicité (la solidarité ?) des populations autochtones si un truc louche se passe. Or, il y a dans ce coin paumé, un truc louche qui passe et qui repasse. Un mec louche qui ne passe pas inaperçu. Depuis que je suis gosse, je suis un mec louche. Alors ici, seul, à pied, au Liban, proche de la Syrie en guerre !!! Je suis louche puissance 10.
Craintif, je hâte le pas. Une demi-heure après ma mauvaise rencontre, le motard remonte. Hypocrite, je le salue aimablement. Son porte-bagage est vide. Je suppose qu’il retourne en Syrie, fournir en arme le Hezbollah. Peut-être est-il aussi pressé que moi, il me croise et ne s’attarde pas. Ouf encore... Je respire profondément et me hâte.
Quelques minutes plus tard, arrive la Mercedes rouge. Rebelote, regards méfiants, questions et ton inquisiteur et agressif. J’écourte aimablement mais fermement la discussion en poursuivant ma marche comme j’avais fait avec le motard. Les minutes passent et je me crois libéré de leur emprise. Mais il faut du temps sur ce sentier défoncé pour faire demi-tour. C’est cependant ce qu’ils ont fait. Et les voilà qui redescendent et me rejoignent. Et pour cause, ils étaient là pour moi. Et le ton est différent, le crescendo m’inquiète car ils joignent à la parole, les gestes. Ils sont deux et l’un d’eux sort de la voiture et me pousse sans ménagement à la place du mort. Il n’est plus temps de résister. Ils n’ont pas d’arme mais je m’attends à passer un sale moment.
Ils me ramènent à Ham après avoir épluché mon passeport et le contenu de mon sac.
Des hommes nous rejoignent, j’en reconnais qui m’ont pris en stop. On me fait entrer dans une sorte de cabane. Quand ils bloquent la porte de l’extérieur, je comprends que je suis leur prisonnier. Dans ma tête, ça se bouscule. Leur fouille inexpérimentée m’a permis de conserver mon téléphone. Ils détiennent mon passeport. Les pensées défilent à vive allure dans un ordre confus. Fuir ? Techniquement, ça semble possible. Cette prison officieuse n’est pas sans failles. Ce premier lieu de détention est à l’évidence provisoire. Je renonce vite à fuir car sans mon passeport dans ce djebel, fief du Hezbollah, ils ne mettraient pas une heure pour me retrouver et là, on aurait vraiment quelque chose à me reprocher. Je comprends vite que je ne dois opposer aucune résistance, faire tout ce qu’ils me demandent, répondre à toutes leurs questions. Le peu de résistance que je peux leur opposer sera verbal, psychique. D’abord, rester aussi calme que possible. Mais j’ai très peur. Je respire profondément pour diminuer les symptômes de l’angoisse.
La porte est sommairement fermée. Je ne peux sortir sans la défoncer mais elle comporte d’importants espaces au travers desquels le jour passe. A quelques reprises, un homme me fait venir à la porte. Nous pouvons nous voir au travers. Je le reconnais. Il fut mon dernier lift en arrivant à Ham. Cet homme souriant m’avait offert de l’eau quelques heures auparavant. Il prend un plaisir évident à se moquer de moi. Il me nargue et se réjouit d’avoir fait une aussi belle prise. Il semble convaincu d’avoir coincé un agent du Mossad. Nisrine m’avait déjà mis en garde en précisant que je pouvais passer auprès de gens méfiants, pour un espion israélien. Je me garderai bien de parler de paranoïa. Je comprends très bien la méfiance de certains Libanais. Elle repose sur des réalités très concrètes. Ce qui m’est arrivé, je ne le dois qu’à mon imprudence et un contexte politique que j’ai sous-estimé, mal estimé.
Dans ma première prison, je comprends qu’il faut que je pense vite, que je fasse vite. Et ne pas confondre vitesse et précipitation. Je suis convaincu que nous attendons des plus haut gradés dans la hiérarchie du « parti de dieu ». Je m’attends donc à être interrogé par eux. Jusque-là, les apprentis geôliers m’ont laissé mon téléphone et mon caméscope. Après un temps d’hésitation, je laisse un SMS à Ali, membre de la sécurité nationale rencontré deux jours plus tôt à Hermel. « Si tu as besoin de quoi que ce soit, si tu as un problème, appelle moi ». Cette phrase prononcée par quelques-uns, je décide de la prendre au pied de la lettre. Occasion idéale, justifiée, n est ce pas ? J’ai opté pour le texto car je ne voulais pas qu’on m’entende. Puis j’ai vite essayé de voir si j’avais dans mon caméscope des films ou des photos compromettantes. Je décide donc de supprimer ces éléments pouvant confirmer leurs soupçons à mon égard. Mais chaque opération sur l’appareil est ponctuée d’un petit signal sonore. Craignant d’être entendu, je renonce à ce sabotage. Alors m’est venue une très mauvaise idée. J’ai ainsi enlevé la carte mémoire et l’ai glissée sous la semelle de ma chaussure.
Dans ce premier lieu de détention, je passe environ une demi-heure, je crois. Le second fut presque amical. En plus des hommes qui me gardent, il y a deux femmes qui parlent un peu anglais. Très aimables, elles tentent de me rassurer. Elles disent que tout va bien se passer. Quelques vérifications et tout rentrera dans l’ordre. Elles me proposent à boire et à manger. Je dis que je n’ai pas faim. En revanche, je bois abondamment l’eau fraîche qu’on m’apporte. Elles insistent pour que je mange et je réponds que j’ai plus besoin de liberté que de nourriture. Quand je dis à la plus âgée cette évidence subjective « c’est la première fois de ma vie que je suis emprisonné », elle me dit calmement que pour tout, il y a une première fois. Ça me cloue le bec. Je présume que pour beaucoup de Libanais, ce que je vis à ce moment n’est rien en comparaison des raids israéliens, des roquettes syriennes, les massacres et j’en passe avec trop de légèreté.
Mes détentions ont été largement ponctuées par la présence incongrue d’enfants, d’adolescents (avec ou sans arme). Certains jouaient. A des jeux plutôt brutaux. Je revois le fils de cette dame, ce petit garçon d’environ quatre ans, vêtu d un treillis, qui se battait face à un enfant plus grand et plus fort que lui. Son visage exprimait clairement sa colère et son impuissance dans ce rapport de force qui ne pouvait tourner à son avantage. Son regard se tournait avec insistance vers les adultes qui ne lui répondaient pas. Dans mon troisième lieu de détention, j’ai très clairement en mémoire ce garçon de 7 ou 8 ans qui ne cessait de m’observer. Il portait un maillot de football aux couleurs du Barça. Avec en lettres d’or sur son torse : Unicef…
Je suis arrivé dans ce lieu après un parcours en voiture dans la montagne. La, c’était une autre pointure. Des hommes en armes. Durant la première partie du trajet, j’ai eu la lucidité d’enlever discrètement ma chaussure gauche pour en récupérer la carte SD et la mettre dans ma poche. Je savais que l’interrogatoire serait plus serré, plus construit et plus cohérent. Dans la deuxième partie du trajet, le gars devant a pris ma tête et mes bras et m’a fait comprendre que je ne devais pas voir le chemin. J’ai baissé la tête et me suis courbé. La position était difficile à tenir (je ne suis pas souple et ma nuque est particulièrement raide). Au bout d’un moment, j’ai demandé à l’homme armé à ma gauche si je pouvais relever la tête. Il y a eu un moment de flottement puis il a tiré ma chemise pour la mettre sur ma tête. Ma chemise est très légère et je voyais tout au travers.
Nous sommes arrivés dans ce que je suppose être une école coranique. On m’a enfermé dans une salle de classe en compagnie de l’homme à la Kalachnikov. Silencieux, nous avons attendu longuement. Puis on m’a conduit vers une salle ou quatre ou cinq hommes m’ont posé des tas de questions, tout en scrutant chacune des affaires que j’avais sur moi. Entre les deux salles, un jeune homme m’a demandé en anglais où est la carte SD. J’ai répondu d’un air dégagé et je l’ai sortie de ma poche pour la lui confier. Malgré la peur aiguë, je restais extérieurement calme. Je répondais posément à toutes leurs questions. Quant aux films et photos, leur incompétence technique me permettait souvent de les orienter vers des prises de vue anciennes. Durant les interrogatoires formels, ils n’étaient pas agressifs. Ça semblait se passer pas trop mal. Par ailleurs, ils ne semblaient pas s’intéresser à la somme d’argent liquide que je détenais dans mon porte-monnaie. J’ai pensé que j’allais être bientôt libre. C’est ce qu’ils m’ont dit.
Celui qui parlait anglais m’a gardé dans la salle de classe où je suis retourné. Quand nous ne discutions pas, il jouait en silence avec sa Kalach. Son pouce droit sur la gâchette, sa main gauche allait et venait sur le canon du célèbre AK47 qui orne le drapeau jaune et vert du Hezbollah. Il en enlevait la poussière avec les doigts. Mais son jeu favori consistait à relever puis rabaisser, puis relever puis rabaisser le viseur de son arme. C’est lui qui m’a dit que j’allais pouvoir partir dans quelques minutes. Puis nous avons effectivement quitté l’école. Nouveau trajet pour deux Mercedes, sous bonne garde. Le chauffeur de la voiture me coiffe de sa casquette. J’interprète qu’il veut que la visière me cache la vue alors je la mets bien bas et je baisse la tête. L’homme derrières pense comme moi et il dispose la casquette dans ce sens. Mais le chauffeur repose la casquette normalement, indiquant un apparent signe amical. Dans l’heure qui suivra, je me rendrai compte que c’est la première banderille d’un pervers narcissique.
Nous arrivons dans ce qui semble être une prison du Hezbollah. Bien que ma séquestration suffise à me sentir en prison, ce qui m’a confirmé cette impression est l’image fixe de la télévision qui présentait deux portes closes en fer. Devant l’une d’elles était déposée une paire de sandales. Sur cet écran de contrôle, j’ai vu plus tard un homme qui s’apprêtait à entrer dans la cellule. Si j’avais des doutes sur l’identité de mes premiers geôliers, dans ce quatrième lieu de détention, je n’en ai bientôt plus eu. Les barbus s’étalaient fièrement sur d’immenses posters. Sur l’un d’eux j’ai reconnu l’ayatollah Khomeiny, le parti islamiste libanais étant largement financé par l’Iran. Les dirigeants de Téhéran n’ont pas peur de dire que l’Iran est au Hezbollah ce que les USA sont à Israël.
En arrivant dans l’endroit, on m’a demandé d’enlever mes chaussures. L’alternance de courtoisie et de harcèlement est particulièrement épuisante. Mon geôlier pervers maîtrise cet art, non par efficacité sécuritaire, mais pour des raisons qui sont propres à sa psychopathologie. Il me fouille une fois de plus. Ce qui est exaspérant c’est qu’au fur et à mesure de leurs investigations, ils finissent toujours par me rendre ce qu’ils m’ont pris. Puis rebelote, un autre recommence une fois encore ce que d’autres ont fait avant. Mesure d’usure psychologique pour favoriser un craquage émotionnel ? Je l’ignore. Donc le pervers me fouille. Je vide mes poches mais très maladroitement je ne sors pas spontanément le couteau suisse.
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Ah, quand même ! Les aventuriers n’ont pas le monopole du récit narcissique. Et moi, alors ?! L’arme blanche qui tue le méchant, c’est moi. Herviana Jones a voulu me cacher à ses geôliers. Cela pourrait bien lui coûter cher.
Sans cette mésaventure, peut-être m’aurait-il même totalement caché au lecteur. Le récit autobiographique est un art égotique. Il est alors facile et malhonnête de se trouver un nègre et faire dire à autrui ce qu’on n’ose pas dire soi-même à propos de soi-même. Ceci dit, il a plutôt intérêt à faire profil bas. Enfin, un peu d’humilité !
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…/… Je vide mes poches mais très bêtement je ne sors pas spontanément le couteau suisse. Dans la confusion, on fait des erreurs. Il trouve le couteau, l’extraie brutalement et s’énerve, me reprochant de le lui avoir caché volontairement cette « arme » en mimant mon intention de la lui planter dans le ventre. Ça se gâte. Le yo-yo se poursuit. On me propose de me laver. Je vais dans une salle de bain et je me rafraîchis. J’en ressors avec les chaussettes à la main. Je suis à nouveau assis sur un matelas, avec à mes pieds la casquette et les chaussettes sales. Le tordu se saisit des chaussettes et revient plus tard avec. Elles sont toujours aussi sales, mais trempées. Il traverse la pièce et va les faire sécher (il est environ 19h).
Puis on vient me chercher pour un nouvel interrogatoire à l’étage. Là, un homme très courtois met toute sa bonne volonté pour me parler un français qu’il maîtrise très mal. Je suis à nouveau presque à l’aise dans ce cadre formel et je réponds aux questions. C’est long. Apparemment, on va me libérer. A chaque fois, l’interrogateur fait son rapport par téléphone à sa hiérarchie. Puis il s’en va, me laissant aux mains des sous-fifres. Il y a principalement quatre personnes pour me garder. Le fada qui a un évident ascendant sur les autres : un autre homme et deux adolescents. L’un d’eux (15 ans ?) porte un maillot de foot de l’équipe de France. Je pensais avoir le feu vert pour partir mais il va falloir attendre encore. L’hospitalité du Hezbollah ne doit pas être mise en cause. Après 20h, on va pouvoir se casser une petite croûte entre potes, après une longue journée de jeûne. Malgré moi, je me plie aux civilités de ce repas (d’adieu ?)
A la fin de l’iftar, je dis que je veux partir. Patience, petit ! Le pouvoir, pour cet homme, il importe d’en user et d’en abuser le plus longtemps possible. Combien de temps ? Cette ignorance m’angoisse. Je me mets à douter de l’influence de sa hiérarchie. Les trois autres sourient niaisement aux sarcasmes du vieux con. De temps en temps, il annonce un horaire de libération. Dans dix minutes, dit-il. Puis vient le temps de la prière ostentatoire. Il doit montrer aux autres le bon musulman qu’il est. Je doute qu’il mette en pratique le coran en me traitant comme il le fait.
Après l’interrogatoire, on m’avait rendu toutes mes affaires. Mais sur le point de partir, le vicelard exige mon couteau suisse. Je refuse.
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Le rapport de force n’est évidemment pas en faveur de celui qui me possède depuis 23 ans. Je me suis habitué à lui et je dois lui reconnaître qu’il a toujours fait un usage convenable et respectueux de mon être et de ma raison d’être. Ensemble, nous avons tranché du saucisson, des tomates. Avec lui, j’ai étalé du beurre, de la tapenade. Immaculée, l’arme blanche, innocente… Malgré mon pouvoir de nuisance, je n’ai par sa main, ni tué ni même blessé quiconque. Je n’en dirais pas autant si je passe entre les mains de ce tordu qui me réclame, qui m’exige. Quelle donquichottesque naïveté que de refuser de me donner à cet homme effrayant ! A-t-il le choix ?
Le ton monte et le geôlier du parti de Dieu a déjà sa main dans le sac. Ils sont à couteaux tirés. Hervé résiste, tire sur le sac. Avec un pervers narcissique, la soumission totale est rarement une bonne attitude. Le psy le sait. Mais le rapport de force est tel qu’il finit par céder. La parole précède l’acte. Hervé a dit ok mais pour garder un peu de consistance, il retire du sac la main du geôlier. Je sais maintenant qu’il va m’abandonner à cet homme que je redoute. Mon vieux compagnon saisit une dernière fois mon manche en plastique rouge. Ses doigts effleurent mes lames repliées sur elles-mêmes et inoxydées malgré le temps. Puis il me donne et je passe de main en main, la mort dans lame.
Y a-t-il une lignée, un atavisme qui me relie à mon clone 6 pièces abandonné dans la jungle colombienne en 1989 ? Au moins, mon frère, ma mère, mon oncle a-t-il peut-être fini entre les mains d’un bon père de famille de Pinogana, comme Gomez. Mais il se peut aussi qu’il serve les intérêts d’un infâme narcotrafiquant. Qui sait ?...
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…/… Je refuse. Le ton monte. Avec un pervers narcissique, la soumission totale est rarement une bonne attitude. Je dois doser finement ma force de résistance avant de céder. J’enlève sa main de mon sac, j’en sors le couteau et le lui donne.
Nous partons. Une seule voiture cette fois mais toujours avec les fusils. Allons-nous à Baalbek ? Il fait nuit et je ne connais pas la région. Quand il s’arrête sur le bas-côté, je suis repris par une bouffée d’angoisse car une autre Mercedes nous attend devant. Quatre hommes armés en sortent. C’est à eux que me confient mes ex-geôliers. Seront-ils mes futurs geôliers ? Vu la façon dont ils me tiennent chaque bras, je devine que oui. Qui sont-ils ? Je vais pouvoir le supposer quand nous arriverons dans une caserne, en pleine ville (probablement Zahle, ai-je déduit ultérieurement). En attendant, avec mes quatre gardes du corps, je joue les vedettes dans une voiture aux vitres teintées. Je n’avais cependant aucune envie de plaisanter ou de fanfaronner.
L’armée libanaise a vraisemblablement pris le relais. Surprenante coopération, me dis-je ! Et c’est reparti pour des heures sup. Deux autres heures d’interrogatoire plus serré, plus construit. Ils me cuisinent, toujours poliment et en anglais. Là, ils décortiquent plus à fond mes films et photos. C’est mon gros point faible. Mais il y en a un plus gros encore : Qu’est- ce que je foutais là, à cet endroit précis, dans cette enclave libanaise où la Syrie est partout autour ? Je noie le poisson en montrant la carte, en pointant vaguement une région, un massif, plutôt qu’un lieu plus circonscrit.
Je ne vais pas résumer toutes ces heures de tchatche. C’est très long et toujours sur le fil du rasoir. Ne pas craquer, rester solide. Malgré la peur, garder mon sang-froid à tout prix. J’étais fiché au Hezbollah, me voilà fiché à l’armée libanaise. Deux dossiers avec photo et pancarte sur le torse, comme un délinquant. Ce sera ma cinquième et dernière cage. Vers 23h, je suis de retour à Baalbek, à l’hôtel Shuman. Je craignais qu’ils montent et fouillent mon sac. Mais ils se garent à vingt mètres et me laissent partir. À travers la portière, l’un d’eux me dit « See you tomorrow » A demain ?! Leur sens de l’humour m’échappe.
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Passer de main en main est un acte de transit qui ne devrait affecter que rarement des êtres comme moi. Quand on possède un couteau, on le garde toute sa vie, non ? Il y a un lien fidèle entre l’objet et son possesseur. Cette réalité vaut davantage pour les sédentaires, je suppose. Manipulable, j’ai pourtant été conçu pour être manipulé. Tout est allé si vite.
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…/… A travers la portière, l’un d’eux me dit « See you tomorrow ». A demain ?! Leur sens de l’humour m’échappe. Au moment où je pénètre dans l’hôtel, la voiture pile devant. Le chauffeur s’adresse à moi.
Je m’approche craignant un ultime revirement. Il me tend la main. Elle n’est pas vide. Son contenu me sidère. Il me rend le couteau suisse que m’avait extorqué le milicien corrompu. J’en suis resté baba. Ultime revirement, il y eut. Un étonnement de plus. Ces liens entre le Hezbollah et l’armée officielle sont vraiment très étonnants. Je ne comprends pas grand-chose. Il y a une évidente coopération sur le dérisoire dossier Hervé Magnin donc sur plein d’autres encore.
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Comment ne pas être surpris par ce dénouement ?! Il n’y a que moi qui puisse en connaître les rouages et il me plaît d’en garder le secret. Il ne leur manque que la parole, dit-on des chiens qu’on aime. Mais le meilleur ami de l’homme, ce n’est ni le chien, ni le cheval. Là, je cite un grand philosophe. MacGyver disait et j’ouvre les guillemets : « Le meilleur ami de l’homme, c’est le couteau suisse »
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Quand les deux prisonniers se retrouvèrent enfin libres et réunis, nous pénétrâmes illico lui et moi, dans l’immeuble de la pension Shuman. Le paradoxe veut que ce soit la seule nuit « d’hôtel » qu’Hervé nous ait offert au Liban pendant la totalité de notre séjour dans ce pays. Le reste du temps, nous dormîmes dehors et par terre. A même le sol, sans même une toile de tente pour nous protéger, ne serait-ce que des regards. Ce lieu sécurisant qu’était l’hôtel Shuman donc, nous le fuîmes paradoxalement après avoir récupéré le sac à dos qui attendait sagement dans l’entrée. Il n’était pourtant pas loin de minuit mais ce fieffé baroudeur prit la direction de Beyrouth pour y retrouver le seul lieu sécurisant qu’il connaissait : ce foutu toit de la Zico house.
A demain, mon cul ! L’idée de rester une minute de plus à Baalbek, dans la plaine de la Bekaa ou à quelque proximité des lieux du trauma, était exclue. Le casse-cou commençait enfin à mesurer le prix de son imprudence. La zone rouge avait frappé et le délire de toute-puissance pouvait dès lors s’effriter quelque peu.
A chaque retour à Beyrouth, Hervé aimait rechercher la compagnie de Nisrine. Elle se rendait toujours disponible, même pour un court laps de temps bien qu’elle fut souvent très occupée. Après avoir hésité, Hervé prit le parti de se confier à elle de ses problèmes avec le Hezbollah. Il ne s’attendait pas à un grand élan de compassion de sa part mais il avait besoin de parler et de comprendre. Quel que soit l’inconfort du regard intransigeant de Nisrine, il ne voulait pas se soustraire à la lucidité qu’elle a souvent sur les choses. Pour autant, c’eût été tellement plus agréable de l’écouter sans la dureté présente chez cette jeune femme pourtant sensible et intelligente.
Lors de leur discussion qui suivit les événements qui nous traumatisèrent, l’attitude de Nisrine fut une fois de plus, très étonnante. Pratiquant l’ironie et la provocation, le cocktail ne manquait pas de charme. Nous avons eu quelques occasions de constater ce que cela lui coûte émotionnellement de parler politique. Pourtant, même si elle s’énerve souvent sur les sujets de la Palestine, des invasions israéliennes, de la légitimité des États… elle accepte toujours d’en parler. Et quand elle dit vouloir clore le sujet, c’est elle qui y revient d’elle-même. Tant de contradictions s’expliquent en partie par une grande souffrance. Les souvenirs de guerre sont pénibles à raviver, ne serait-ce qu’à travers l’évocation des tensions actuelles, des menaces qui continuent de peser sur son peuple. Selon elle, comme pour une grande majorité de Libanais, le Hezbollah est le meilleur rempart contre l’invasion israélienne. C’est de fait, la seule force armée qui ait réussi à repousser Tsahal. Les Libanais en sont très fiers. Elle pense que la volonté hégémonique d’Israël ne peut être contenue dans la Palestine. Est-ce par exemple par pure stratégie militaire et à des fins défensives qu’Israël a conquis le plateau de Golan ? Ce territoire syrien aurait été purement et simplement vendu par Assad. Pas la moindre escarmouche dans ce territoire contrôlé, exploité, colonisé par Israël. Étonnant, non ?!
Nisrine illustre l’expansionnisme sioniste par la symbolique du drapeau israélien. Les deux bandes bleues entourant l’étoile de David représenteraient le Nil et l’Euphrate, soit un territoire couvrant le pays depuis l’Égypte jusqu’à l’Iran. Nisrine n’est pas surprise par la coopération entre le Hezbollah et l’armée libanaise. Si l’armée officielle résistait militairement aux invasions israéliennes, cela pourrait légitimer aux yeux de l’Occident, les raids de l’armée israélienne. Parfois je me demande si nous ne sommes pas au Liban pour des raisons principalement politiques. Plus le temps passe et plus j’ai l’impression qu’Hervé ne semble s’intéresser qu’à cela. Malgré la charge émotionnelle que ce sujet engendre parmi les Libanais, je constate qu’il l’introduit régulièrement quand il sent qu’il y a de l’espace pour cela.
Sur un plan plus personnel, Nisrine est à l’égard d’Hervé, sans aucune complaisance pour son ego. Elle repère avec évidence la part de narcissisme qui motive certaines de ses actions. Lors de cette discussion qui suivit ces sept « petites » heures d’emprisonnement, elle n’hésita pas à ironiser sur son pseudo-héroïsme. Sa mésaventure, sa courte incarcération est une belle histoire à raconter pour se faire mousser. De fait, il la raconte. En bonne psychologue, Nisrine a par ailleurs pointé sans ambages, ce qu’Hervé percevait de façon floue. À savoir qu’il est allé à la frontière syrienne pour y vivre cette expérience. Il en avait eu l’intuition à plusieurs reprises mais ce qu’il appelle complaisamment une intuition, est en fait une conscience molle, flottante. Sa psy libanaise a levé le voile sur ce mensonge à lui-même. Grâce à elle, le voilà donc moins ambigu, moins hypocrite.
La discussion avec Nisrine fut très aidante. Elle changea beaucoup le regard qu’Hervé portait sur sa douloureuse aventure. D’abord dans le sens où il ne perdrait pas de temps à se complaire dans une quelconque forme de victimisation. Puis aussi parce qu’il comprit assez vite que l’attitude de ses ravisseurs et geôliers relève moins d’un acte terroriste comme on se plairait à le qualifier en Occident, que d’un acte de résistance. À y regarder de plus près et autrement que par le prisme partisan des médias occidentaux, il n’est pas incongru de comparer la résistance gaullienne sous l’oppression nazie et l’action du Hezbollah. Dans les deux cas, l’armée officielle était hors d’état de combattre et l’armée de l’ombre était la seule force de résistance à l’invasion. Bien que les actions et les motivations étaient semblables, dans un cas on parle de résistance et dans l’autre de terrorisme. Ce dernier terme est très intéressant à étudier. Il y a une considérable subjectivité autour de ce mot. Pour seul exemple, on peut rappeler à ceux qui l’auraient oublié, que les nazies qualifiaient les maquisards de terroristes. Et leurs actions paramilitaires étaient souvent nommées « attentats ». Concrètement et objectivement, leurs actions étaient très semblables. Et la guerre des mots n’a pas cessé.
Il me sembla qu’Hervé était vraiment sincère quand il disait n’avoir aucun ressentiment pour les personnes qui l’ont emprisonné et enfermé. Exception faite du gros pervers, cela va sans dire. Dans le contexte de ce pays, de cette région, il est normal que les choses se soient passées ainsi. Quant au syndrome de Stockholm, on est en droit de se demander s’il n’a pas été inventé pour faire la paresseuse économie d’interroger la légitimité des causes des actes de nos ennemis.