- Merde !
- Calme-toi, s’il te plaît !
- Comment tu veux que je me calme avec une armée de Dracula en intraveineuse ?!
- Fais comme moi, respire !
- C’est pas en soufflant dessus que je vais éradiquer cette bande d’inoculateurs précoces !
- Inoquoi ?
- Tu sais pas que ces enfoirés peuvent te refiler le palu en un seul coup de trompe ?!
- Ce ne sont pas des éléphants, quand même ! Et puis nous ne sommes pas en Amazonie non plus. Arrête de tout grossir. Les petites bêtes n’ont jamais mangé les grosses !
- Ces conneries-là, on me les racontait déjà tout petit. C’est bien mal connaître la vie des bêtes.
- Mais tu n’es pas une bête que je sache ! Encore que, je trouve ça assez bête de se plaindre tout le temps.
- Tu crois que c’est mieux de se résigner mollement ?
- Et toi, ça t’apporte quoi de pleurnicher ?
- Je pleure pas, crétin ! Je m’insurge.
- C’est la noblesse des geignards, la révolte bruyante ?
- Je me sens plus vivant en gueulant qu’en fermant ma gueule. Avec des mecs comme toi, on se ferait encore exploiter comme au Moyen Âge.
- Ce n’est pas grâce à des mecs comme toi que nous ne sommes plus exploités comme au Moyen Âge. Tu râles tout le temps mais tu ne fais rien pour changer ce qui te dérange.
Le râleur : Et toi, tu fais quoi ?
- Rien non plus. Mais j’accepte mon sort.
- Un sale fataliste, voilà ce que t’es !
Le fataliste : Et fier de l’être ! Et serein aussi dans mon renoncement.
- Dans la famille Zen, ironisa le plus grincheux des deux, je voudrais le père, le fils et le simple d’esprit… N’empêche que t’es pas si zen que ça ; je le vois bien que tu te grattes. Ça te gratte, oui ou merde ?
- Ça me démange, oui. Mais ce n’est pas grave, relativisa le plus impassible des deux.
- Mais comment tu peux accepter ça ?
- En n’y accordant aucune importance.
- Tu t’en fous de te faire vampiriser ?
- Je m’en fiche, oui.
- Ce que t’es mou, mon pauvre vieux ! T’es pitoyable.
- Qui passe son temps à s’apitoyer sur lui-même ?
- Va te faire sucer par les moust…
- Salut les loustics ! Alors, encore en train de vous bouffer le nez ?
- Tiens, t’arrives bien toi, se réjouit le râleur en accueillant son plus sûr recours contre l’apathie du Fataliste. J’étais en train d’essayer d’expliquer à ce gros naze qu’il ne faut pas se laisser bouffer la laine sur le dos.
- Et tu l’as convaincu, ce soumis indécrottable ? questionna incrédule, le supposé rempart anti-mou.
- Rien à faire, se plaignit le plus plaintif des trois. Môssieur Zen a décidé de faire don de son sang au moins offrant. Quand y en a pour un, y en a pour vingt. Regarde sa tronche toute boursouflée ! Il en a plein le corps aussi.
- Ben, fais pas le malin, t’as pas l’air mieux, toi, brava le plus brave des trois. Quel été de merde, quand même ! Jamais vu autant de moustiques que cette année ! Qu’est-ce que vous faites pour éradiquer cette sale race de suceurs ?
- Bonne question, tiens ! intervint le fataliste. Puis désignant le râleur, il répondit : Pour terrasser la bête, Monsieur gueule.
Le râleur : Toi la bête, je vais terrasser ta gueule.
- Oh là, les loustics, on se calme ou je vous terrasse à coups d’insecticide ! Dis donc Râleur, c’est quand même vrai que t’as une grande gueule, toi. Elle est tellement grande que les moustiques ont plus de surface pour piquer. L’arbitre partial venait de piquer. Il ajouta : Je hais ces bestioles.
- Moi aussi je les hais. Et toi, tu les aimes, tête de nœuds ?
Le fataliste : Elles ont le droit de vivre et de se nourrir. Point barre ! Que ça nous contrarie ou pas.
Singeant l’encouragement, le râleur se tourna vers son allier pour railler encore celui qui l’agace tant : Ouaouh, quel progrès ! Môssieur Zen a une légère contrariété ?! Tu ne trouves pas qu’il est grave quand même ?
- Il a pas tort, tu sais ; t’es grave, mon vieux Fataliste. Mais on n’est pas contrarié, bordel ! On est en guerre.
- En guerre ? interrogea le fataliste.
Le guerrier : Si tu crois que je vais me laisser empaler par ces insectes de merde… On va voir ce qu’on va voir !
C’est alors que le guerrier sortit d’un pas décidé, laissant perplexes le râleur et le fataliste.
- Tu peux y aller, c’est pas une lopette, lui. On va voir ce qu’on va voir…
- Je ne sais pas ce qu’on va voir mais je ne suis pas pressé de le voir.
- T’inquiète pas, mon p’tit bonhomme ! On a les affaires bien en main.
- Qui « on » ? Vous autres, les hommes d’action ?
Brouillard.
Fumée.
Bruit.
Cris.
- Couvrez-moi, j’attaque par le flanc droit ! Tatatatata… Prenez-moi d’assaut ce putain de divan ! Bordel, vous allez me le niquer ce fucking placard ?! Vous voyez pas qu’y a un nid de viets là-dedans ?! Ça vous suce le sang, ça vous fout le palu et la diarrhée. Ça va chier. Sus aux suceurs ! Tatatatata… Mitraillez-moi cette vermine ! Putain, watch le plafond ! Suceurs à deux heures ! Tatatatata… Attention, derrière toi ! Non, pas de panique, garde tes munitions, c’est des cousins ; on touche pas à la famille. Oh merde, deux unités sur la télé ! Les fumiers, c’est pas fair-play ! Y z’en ont rien à foutre des conventions de Genève, ces enfoirés. Non, tirez pas ! Tirez pas bon Dieu, pas la télé ! Non, non ! Putain, faites chier, on avait dit pas la télé… Merde, Washington s’est fait piquer ! Couvre-moi, je vais le sauver ! Trop tard. A moins que… Passe-moi le bazooka ! Ils l’auront voulu… z’avaient qu’à pas avoir des armes de destruction massive. Banzaï ! Baoummmmmmmmm…
En toussant, le râleur s’inquiéta de l’état du fataliste :
- Eh, le Fatalo, déconne pas, réveille-toi ! Guerro, t’as merdé là !
- Faut savoir ce qu’on veut dans la vie, justifia le guerrier feignant de ne pas se soucier de l’état de son mol ami.
- Là, t’es salaud quand même, râla le râleur.
- Arrête de pleurnicher, c’est rien. Il est un peu chochotte, c’est tout. Ouvre les fenêtres ! C’est vrai qu’on étouffe là-dedans.
- Mais d’autres vont arriver si j’ouvre, s’inquiéta grincheux.
- Avec l’atmosphère qui règne ici, on n’est pas prêt d’en voir débarquer. La victoire est totale, mon p’tit vieux.
- Dis donc, t’as forcé sur la dose.
- N’empêche, y a plus un moustique dans cette baraque.
- C’est vrai, reconnut Râlo avec admiration. Puis il alla ouvrir la fenêtre, un peu rassuré.
Le guerrier s’approcha du fataliste et lui donna deux claques énergiques. C’est ainsi que se manifesta son élan de générosité. Ces gestes suscitèrent à nouveau l’admiration du râleur, ahuri par l’efficacité de l’être agissant. De fait, le fataliste reprit vaguement ses esprits.
- Alors ma couille, on a ses vapeurs ? On nous fait un p’tit coup de Calgon ?
- Qu’est-ce qui s’est passé ?
- Ben, la guerre, quoi ! Un p’tit friendly fire, c’est tout.
- Un quoi ?
- Une ’tite bavure, t’inquiète pas ! Tout est under control.
Le fataliste toussa de concert avec le guerrier, puis questionna :
- Mais qu’est-ce que c’est que cette fumée ?
- C’est pas de la fumée, c’est mon arme secrète.
- Un bazooka ?
- Oh là, c’est toi qu’as fumé, mon pote.
Un regard circulaire permit au fataliste de constater que la télévision était intacte, qu’on n’avait ni niqué le placard, ni pris d’assaut le divan. En revanche, une odeur forte lui agressait les narines et ses yeux étaient irrités. D’ailleurs, tous les trois avaient les yeux rouges et des larmes sur les joues. Retrouvant peu à peu un état de conscience plus ordinaire, il aperçut deux, trois puis quatre bombes aérosol éparpillées sur le parquet. En fait, le guerrier avait vidé un carton de six cartouches insecticides.
Puis, recouvrant ses sens, il aperçut quelques cadavres de mouches, papillons, cousins (quand même !) et… effectivement une majorité de moustiques. Ahuri par cette hécatombe, son regard termina sa course dans un cri qui fit un étrange écho en lui :
- Bonsaï !
- Quoi ?
- Oh non, mon bonsaï !
La totalité des feuilles du petit arbre en pot était répartie au pied de ce dernier et sur le guéridon. Le fataliste se leva lentement et prit tristement le pot entre ses mains.
Le râleur : Tiens, tu pleurniches ? Tu vas pas râler quand même ? Accepte, mon pote ! Serein dans le renoncement…
Le fataliste : Salaud !
- Oh, un gros mot ! Je te trouve moins zen.
- C’est pourtant toi qui as raison, espèce d’idiot. Je devrais accepter ça, mais je n’y arrive pas.
Le guerrier, s’adressant au fataliste : T’es vraiment indécrottable toi, hein ? Ça fait des années que tu fais pousser ton machin ; je te le bousille et tu campes encore sur tes principes de mou du gland. Ça me dépasse, tant de subordination. Mais bon, c’est tes oignons. Moi, j’ai gagné une guerre et puis c’est vrai qu’on fait pas d’omelette sans casser des œufs.
- Hé les gars, qu’est-ce qui s’est passé ici ? C’est un vrai champ de bataille.
Le fataliste, accueillant amèrement son meilleur ami : Rambo vient de faire une omelette. Si t’as un p’tit creux, installe-toi !
- J’entends une pointe d’ironie dans tes paroles, observa le plus observateur des quatre. Serais-tu un chouia moins fataliste qu’à l’accoutumée ?
- Regarde mon bonsaï ! Notre incorrigible guerrier s’est inspiré d’Attila pour chasser les moustiques de chez moi.
Le guerrier : C’est comme je dis ; on fait pas d’omelette sans casser des œufs.
- Je reconnais bien là le soin que tu apportes à la manière, fit remarquer le nouvel arrivant. Je devine qu’en cassant les œufs avec un bulldozer, il se peut que ton omelette soit farcie à la coquille.
- Si t’arrives ici pour donner des leçons, tu peux te les garder, tes manières. Et si tu veux tout savoir, je suis très content de ne pas être maniéré.
- Je reconnais là aussi ton goût pour l’amalgame, les associations simplistes. Mais pour t’intéresser à la manière, la façon, la forme ; je vais m’adresser au militaire qui ne sommeille jamais en toi. Crois-tu que les grands maîtres de guerre ne se sont jamais posé la question de la manière la plus pertinente de mener un combat ? Penser avant d’agir, voilà les prémices de la stratégie !
- Ah, nous y voilà ! C’est donc des leçons de stratégie que t’es venu donner.
Le stratège : Je ne donne des leçons qu’à ceux qui veulent apprendre. Tu te reconnais dans ceux-là ?
- Fous-moi la paix avec tes bavardages de beau parleur ! Grâce à moi, y a plus un fucking moustique dans cette maison.
Saisissant une bombe sur le sol, le stratège ironisa :
- Bravo ! Plus de moustiques, plus de bonsaï ! Le vilain donneur de leçon que je suis, vous déconseille même de manger les fruits qui sont dans cette corbeille. Vous avez tous les yeux bouffis par les toxiques que t’as bombardés. L’air est à peine respirable ici.
- On te retient pas, si tu veux changer d’air.
- C’est vrai qu’on serait mieux chez moi. Il y a longtemps que je n’ai pas invité des barjos à la maison ; je sens que c’est mon jour. Vous venez boire une bière ?
Le guerrier avala une part de son orgueil. La satisfaction que lui procurait la vue de son glorieux champ de bataille se tarissait. Son trésor de guerre était assez maigre pour ne pas céder à la tentation d’aller boire un verre dans un endroit plus respirable. Une fugace pensée fit vaguement apparaître à sa conscience le coût pas négligeable de ce carton de six aérosols. Mais il refoula illico cette contrariété économique, la faiblesse du rapport coût/bénéfice de son action. Personne ne se fit donc prier pour quitter la maison surchauffée et polluée du fataliste.
Pendant le trajet qu’ils firent à pied entre les deux habitations, le râleur et le guerrier animèrent la petite bande dans leur style coutumier fait de divers moqueries et persiflages. Leurs deux compagnons ne se prêtèrent pas à ce jeu qu’ils dédaignaient le plus souvent. Avant de quitter les lieux du carnage, le stratège s’était emparé de l’arbre nanifié que le fataliste avait déjà passé en pertes et profits. Quand son propriétaire s’en aperçut en chemin, il s’en étonna.
- Pourquoi t’as pris mon bonsaï ?
- Tu en as déjà fait le deuil ?
- Il faut bien.
- Tu as une vision du falloir qui m’étonne encore. Et ton àquoibonnisme ne cesse de me sidérer.
- Tu sais, je n’ai pas appris grand-chose dans la vie mais il y a une chose dont je suis sûr, c’est qu’il faut accepter la réalité telle qu’elle est.
- Je suis assez d’accord avec ta philosophie.
- C’est ce qui nous rend si différents de ces deux gugus.
- Et qu’est-ce qui nous rend différents, toi et moi ?
- Je ne sais pas.
Le stratège donna une petite claque au fataliste.
- Mais qu’est-ce qui te prend ?
- Excuse-moi, je ne voulais pas te faire mal. Mais tu avais une moustique sur la joue.
- Ah bon ? Et pourquoi « une » ?
- Parce que seules les femelles sont hématophages. Pour se reproduire, elles doivent consommer du sang pour préparer la maturation de leurs ovaires.
- Comment sais-tu tout ça ?
- Oh, je ne le sais pas depuis longtemps. Je me suis intéressé aux moustiques depuis quelques semaines. C’est dingue ces changements climatiques. On n’a jamais eu un été aussi chaud et humide. De la simple nuisance de confort des années passées, je trouve qu’on est passé à un vrai problème. Et tu vois, je crois que c’est ça qui nous rend si différents toi et moi. Quand il y a un problème, je le considère et je cherche des solutions. Et quand je le peux, j’agis.
Le stratège se donna une claque sur le front. Le fataliste confirma :
- Oui, tu as raison ; tu claques, je ne claque pas. Mais dans ce cas, c’est que tu n’acceptes pas vraiment la présence des moustiques.
- Ça dépend ce qu’on entend par « accepter ». Tu disais tout à l’heure que ce qui nous différencie de nos deux compères, c’est qu’eux, ils n’acceptent pas la réalité. Je suis assez d’accord avec ça. Mais je pense que refuser ou accepter est une affaire d’état.
- N’exagérons rien ! Je ne te reconnais pas dans l’excès, Strato.
- Je ne parle pas de l’État Nation. Je veux parler d’état d’esprit. Mais aussi d’état tout court. Je m’explique. Regarde dans quel état ça les met nos deux zigotos quand ils se rebellent contre ces réalités qui les contrarient !
En silence, le fataliste prit quelques secondes pour observer une fois de plus ces drôles de zèbres qu’il côtoyait depuis l’enfance. Comme à son habitude, le râleur râlait. Quant au guerrier, il lui trouva une caractéristique commune avec son ami stratège. Tous deux claquent. Le fataliste fit part de cette similitude mais le stratège le coupa dans cet élan.
- C’est vrai, tu as raison mais ne mélange pas tout. Parle-moi d’abord de leurs états.
- Hé bien, ils ont l’air énervés tous les deux.
- Voilà, ils sont énervés. Leur état est l’énervement.
- Stressés !
- Exactement, ils sont stressés. Et revenons à ta remarque ! Vois-tu une différence entre ma manière de claquer et la sienne ?
- Plus brutale, chez lui. Son énervement le rend brutal.
- J’ai beau ne pas vouloir me faire piquer, je n’aimerais pas me foutre des beignes comme il s’en met. Mes claques ne sont pas douloureuses. Je suppose que celle que je t’ai mise t’a davantage surpris que blessé.
- Heu oui, je crois. Mais pourquoi tu me disais « Ne mélange pas tout ! » ?
- Je voulais parler d’une confusion regrettable chez toi, d’un amalgame dangereux, même.
- Ah bon ?
- Oui, je pense qu’on doit impérativement séparer deux phénomènes distincts.
- Lesquels ?
- Ce sont deux polarités en fait. L’une est : accepter ou refuser. L’autre est agir ou ne pas agir. Ce qu’il y a à accepter ou à refuser, c’est la réalité d’un problème. Ce qui est en cause dans l’action ou la non action, c’est la résolution du problème.
Le fataliste sembla sceptique. Sourcils froncés, il quémanda une illustration pour donner plus de sens à ce propos abstrait :
- Et toi, tu acceptes les moustiques ?
- J’essaie. Quand je n’y parviens pas, je suis énervé par leur présence. Quand j’accepte, je suis calme. Tu vois, c’est une affaire d’état.
- D’état émotionnel, alors.
- Oui. Quand je pense ou quand je dis « ’font chier, ces moustiques ! », je vis une émotion désagréable ; il y a de l’agressivité en moi. C’est ce que j’appelle le refus. Accepter ou non la réalité n’est qu’une pure abstraction. Ça n’a pas d’incidence directe sur l’action. Ça vient plus tard. Dans l’immédiateté de cette pensée tellement abstraite, la première incidence est psychologique ; on est calme ou stressé selon qu’on accepte ou pas les choses telles qu’elles sont.
- Il n’y a pas photo ; je préfère être calme et philosophe en me soumettant à l’ordre des choses.
- Je ne t’approuve que dans ton acceptation de l’ordre présent et constaté des choses. Là où je suis en désaccord avec toi – et c’est pour ça que je parlais de dangereux amalgame – c’est que tu associes trop systématiquement accepter ce qui te dérange et ne rien faire pour changer ça. Les choses s’ordonnent d’une certaine manière ici et maintenant. Et ça, je suis d’accord pour l’accepter. Par contre, je peux exercer mon pouvoir sur ces choses pour qu’elles s’ordonnent différemment si j’agis pour les changer. Mais toi, à la limite, c’est comme si tu te convainquais que rien ne te dérange. D’ailleurs, tu dis toujours qu’il n’y a pas de problème. Et je trouve que cette manière que tu as de nier la réalité des problèmes est assez voisine de la politique de l’autruche.
- Ce n’est pas du déni. Simplement, j’accepte la réalité mais je ne l’interprète pas comme un problème.
- Si tu veux. Mais ce principe qui consiste à refouler le concept même de problème, te condamne à ne rien faire pour améliorer ta vie en résolvant quelques problèmes, en modifiant ces réalités du moment par ton action. Ton fatalisme découle en partie de ton refus de considérer certaines réalités contrariantes comme des problèmes.
- Mouais, tu as peut-être raison. Mais moi, ça me va comme ça.
- Soit ! Tant pis pour ta peau bouffie par les piqûres de moustiques ! Et la pollution planétaire par exemple, je suppose que tu sais qu’on va droit au mur. Ça ne te dérange pas plus que ça ?
- Je connais un peu le problème, mais qu’est-ce que tu veux y faire ?
- Je suis content que tu consentes à nommer ce gravissime phénomène, un problème. Mais je constate hélas que ça ne suffit pas à te mobiliser pour agir.
- Cette réalité que tu dis gravissime, tu l’acceptes, toi ?
- J’ai du mal. Mais je sais pertinemment que quand je refuse une quelconque réalité, je suis mal, stressé, énervé. Et quand je suis dans cet état-là, je suis moins efficace dans l’action. Tu vois bien à quel point sont distincts acceptation/refus et actif/passif. La caricature de l’action dans le refus, tu viens d’en avoir une belle démonstration par ce nigaud de guerrier.
- Eh oh, c’est de moi que tu parles comme ça ?!
- Tiens, notre discussion t’intéresse, Guerro ?
- Ça m’intéresse quand tu dis du mal de moi. Ça me donne envie de t’en coller une.
- Ok, excuse-moi ! Je veux bien enlever le vilain mot que j’ai employé, mais faut bien reconnaître que tu viens de faire une grosse connerie dans cette maison devenue irrespirable.
- Connerie toi-même ! On était infesté de vermine. Y en a plus maintenant.
- Et ça sert à quoi puisque cette maison est devenue invivable pendant des heures, peut-être plus ? On ne peut même pas y boire un verre, peinard.
- J’ai fait le ménage.
- Ah oui, c’est vrai : Pas d’omelette sans broyer des œufs. Un peu comme Bush en Irak, alors ?
- Je vois pas le rapport. Encore que, Saddam il n’est plus là pour faire chier.
- Ouais t’as raison, c’est devenu super cool en Irak. Je me demande si je ne vais pas aller y passer mes vacances. Il paraît qu’il n’y a pas de moustiques,
là-bas.
Le râleur ricana grassement et du tranchant de la main, brisa l’air en diagonale de haut en bas :
- Cassé !
- Oh toi, ta gueule ! contre-attaqua le guerrier. Avec les boutons que t’as sur la gueule, t’as l’air d’une calculatrice. Ça devrait te faciliter le comptage de tes piqûres, connard ! Pour t’endormir, t’auras plus qu’à compter les boutons.
Le guerrier fendit fièrement l’air en diagonale de haut en bas, imitant à son tour son héros niçois. Puis ragaillardi par la si brillante restauration de son image, il se retourna vers le stratège et toisa encore :
- T’aurais fait quoi toi, gros malin, pour niquer Saddam et ses moustiques ?
- Saddam, j’en sais rien. Je ne suis pas compétent. Mais je crois que je me serais quand même posé quelques questions sur les conséquences d’éventuels actes. J’aurais tenté d’analyser le problème de façon aussi systémique que possible.
- Pas d’embrouille, Stratège ! Tu causes normal ou tu fermes ta gueule.
- Ok. Systémique, ça veut dire lever le nez du guidon. Ça veut dire regarder devant, derrière, sur les côtés, dessus, dessous, dedans, dehors, tout près, loin devant… Avoir une vision systémique, ça veut dire considérer la complexité d’un système, intégrer autant que possible tous les paramètres qui ont un rapport avec ce système.
- Exemple !
- Je ne connais pas grand-chose au conflit irakien mais pour réagir intelligemment aux problèmes que posait la dictature de Saddam Hussein, il aurait au moins fallu considérer le dictateur lui-même, mais aussi son entourage, l’Histoire de l’Irak ; les rapports entre les communautés sunnites, chiites et kurdes ; les relations entre le monde arabe et l’Occident ; les relations Nord/Sud ; les incidences économiques et pétrolières ; les rapports qu’entretiennent les Etats-Unis avec le reste du monde ; les conséquences d’une désunion au sein de l’ONU ; l’impact des opinions publiques nationales et internationales… Une analyse systémique ne peut s’arrêter là où je l’arrête maintenant arbitrairement et par ignorance. On doit aller bien au-delà. On doit aussi considérer les enjeux, les risques à tous les niveaux, et ce à court, moyen et long terme.
- Facile à dire !
- Je ne pense pas que ce soit facile à faire. Je dis juste que ça me paraît indispensable si on ne veut pas faire n’importe quoi. Et que même au nom de l’efficacité – ce à quoi je sais que tu es sensible, guerrier – on ne doit pas agir sans penser longuement (et de façon systémique) aux incidences de toutes les actions possibles.
Le fataliste : Mais ça, c’est impossible sous l’emprise de la colère. Il faut être calme pour penser comme ça. Tout esprit de vengeance, tout vécu d’humiliation rend inaccessible ce type de réflexion.
- Tu veux parler des attentats du 11 septembre ?
- Par exemple, mais pas seulement.
Le guerrier : Bon, on s’en branle des Ricains. Et les moustiques, là-dedans ?
Certes, je n’en disconviens point ! reprit le stratège avec espièglerie. Il poursuivit sur un ton faussement badin : Trêve de frivolité ; parlons de choses graves ! C’est des broutilles tout ça, la guerre, la famine, le chômage, la surpopulation, le réchauffement planétaire, la destruction de la couche d’ozone… Ok, parlons de l’unique et véritable problème de la vie : les moustiques ! Alors deux questions essentielles s’imposent à l’Humanité. Un : Doit-on accepter leur présence ? Et deux : Doit-on les empêcher de nous emmerder ?
Le guerrier : Accepter, sûrement pas ! Lutter, évidemment ! Et toi, Râlo ?
- Ben, comme toi. Sauf que lutter, je vois pas comment. C’est hyper chiant. J’en ai marre de ces bestioles. Et toi, Fatalo ?
- Hé bien moi, j’accepte la présence des moustiques. Puis, je pense qu’il faut les laisser faire comme ils veulent ; c’est la Nature qui veut ça. Et toi, Strato, tu réponds quoi à ces deux questions ?
- Si j’ai bien compris, le râleur n’accepte pas et n’agit pas ; le guerrier n’accepte pas mais agit ; le fataliste accepte mais n’agit pas. Quant à moi, j’accepte et j’agis. Enfin, j’essaie. On dirait bien qu’à nous quatre, nous incarnons toutes les réactions possibles à une situation contrariante. Intéressant !...
Le guerrier : Mais c’est quoi, ces deux questions à la con ? C’est quoi l’embrouille ? C’est débile en fait. C’est bien parce qu’on refuse les emmerdes, qu’on se bat pour les faire disparaître. C’est logique. A la limite, je comprends le mou du gland. Lui le Fatalo, au moins il est franc. Il accepte ; il fait rien. Normal ! Mais vous deux, vous êtes hyper louches. Toi, le râleur, tu gueules mais t’as pas de couilles. T’es pas cohérent ; ta gueule dit non et ton corps dit oui. Toi, le stratège, c’est le contraire ; ta tronche dit oui et ta main dit non. T’es un fourbe. Vous faites tous les deux le contraire de ce que vous dites.
- Je suis pas d’accord, rétorqua le râleur. On peut se rebeller contre ce qui fait chier et en même temps ne pas savoir comment faire pour que ça aille mieux. Moi souvent, j’ai pas d’idée pour résoudre les ‘blèmes.
- Pas d’idée ou pas de courage ! répliqua le guerrier, agacé. Puis se retournant vers son second contradicteur, il insista pour que le stratège se justifie aussi de ce qu’il avait nommé de la fourberie. Ce fut l’occasion pour Guerro de faire une belle démonstration de mauvaise foi, voire de fourberie.
Le stratège : Je ne vois pas bien ce qu’il y a de fourbe à reconnaître et accepter l’existence d’un problème et puis de tenter de le résoudre. Je ne fais pas le contraire de ce que je dis. Je dis que j’accepte une réalité qui me contrarie. Je dis aussi que je ne veux pas que cette réalité continue de me contrarier. Et dans la mesure de mes possibilités, je mets en œuvre des moyens pour atteindre mon but. Où est la contradiction ?
- Tu nous embrouilles avec tes belles paroles. C’est la manie des intellos de faire des belles phrases pour avoir toujours raison.
- Et qui, pour avoir raison, a pour manie de noyer le poisson et de rompre le dialogue quand il n’a pas d’argument valable ?
- Vous voyez ? Qu’est-ce que je vous disais ? L’as de l’embrouille ! Quand il répond, tu comprends même plus ta question.
Le râleur, osant défier le costaud : T’aimes pas bien avoir tort, quand même. Avoue que t’as un peu merdé chez Fatalo !
- Tout ça parce que l’autre tache ne supporte pas quelques pschitt de Raid et qu’il est tombé dans les pommes ?
- Tu t’es évanoui, Fatalo ? s’inquiéta le stratège.
- Rien de grave. Ça va maintenant. J’avais la tête qui tournait un peu mais l’air frais m’a fait du bien.
- Pas si frais que ça ! râla le râleur. Le temps est lourd depuis des semaines. Y en a marre ! Et ça, Strato, tu l’acceptes, ce temps de merde ?
- Et comment que je l’accepte ! Je l’accepte d’autant mieux que je ne peux rien y changer.
Le fataliste : Donc cette fois, t’es comme moi ? Là, tu acceptes et tu ne fais rien.
- Oui, dans ce contexte, je réagis comme toi. Ce qui ne change pas, c’est l’intérêt que je porte invariablement à accepter ce qui est. En revanche, c’est selon le pouvoir que j’ai sur les choses que j’agis ou non pour les changer.
- Ça me rappelle un truc que ma tante disait autrefois. Attends que je me souvienne. Je crois bien que c’était en fait une prière qui disait un truc du genre : « Mon Dieu, donne-moi le courage d'accepter ce que je ne peux changer et la force de changer ce que je peux changer… ». Et puis, ça finissait en demandant aussi la sagesse de savoir faire la différence.
- Intéressant. Mais toi, tu n’as apparemment mis en pratique qu’un tiers de ce que ta tante disait. Dommage ! Mais peut-être as-tu interprété qu’il n’y a que Dieu qui puisse donner la force de changer les choses et la sagesse de reconnaître ce qui peut être changé et ce qui ne peut pas l’être… Pas besoin d’être démiurge pourtant pour simplement exercer son esprit critique et retrousser ses manches. Aide-toi ! Et on verra bien si le ciel t’aidera.
- Mouais…semi-acquiessa l’adepte forcené du renoncement précoce.
Le guerrier : Bon, ça va, vos bondieuseries ! J’espère que les bières sont au frais.
- Même l’air est frais chez moi, guerrier.
- Sans déc’, t’as mis la clim’ ?
- Non, tu rigoles ! J’ai pas les moyens. Tiens, tu vois, ça par exemple !
- Ça quoi ?
- Et bien, le fait que je n’ai pas assez de sous pour me faire installer l’air climatisé, je pourrais m’en plaindre, râler, refuser cette réalité contrariante. Et bien, je préfère accepter cette réalité-là.
- Mais pourquoi, bordel ?! C’est vrai que c’est énervant de ne pas avoir assez de thunes pour faire ce qu’on veut.
- Ce n’est énervant que si tu n’acceptes pas cette réalité. Si tu l’acceptes, ça n’est plus que contrariant. Tu saisis la différence ?
- Non !
- Elle est simple pourtant. Énervé, ça veut dire qu’on est dans un état d’énervement. C’est de ça qu’on discutait avec le fataliste pendant que vous vous chamailliez.
- Trop balèzes, les philosophes ! se moqua l’homme d’action.
- Laisse-moi finir ! C’est une affaire d’états.
- N’importe quoi !
- Mais écoute, au lieu de me couper tout le temps la parole ! Je disais que c’est une question d’états : d’état d’esprit et d’état émotionnel. Soit on est énervé, soit on est calme.
- Mais j’ai pas envie d’être calme, moi. Qu’est-ce que ça doit être chiant d’être calme ! T’as vu comme il est calme, notre soumis de service ? Merci bien, très peu pour moi !...
Le fataliste : Tu ne sais pas ce que tu perds.
Le stratège : Je crois aussi que tu ne sais pas bien de quoi tu parles, Guerro. Et puis, je te signale qu’on peut agir dans le calme, ce que n’incarne pas notre ami fataliste.
Le guerrier fit enfin preuve d’un peu de curiosité : Alors, si t’as pas la clim’, comment tu fais pour avoir de l’air frais chez toi ?
- C’est simple, je fais des courants d’air.
- Oh putain ! On va avoir des moustiques, alors ! ’fait chier. Moi, j’y vais pas.
- Il n’y a pas de moustique chez moi, Guerro.
- C’est ça, appelle-moi con !
- C’est pas l’envie qui me manque, parfois. Mais tu vois, je suis très sérieux quand je dis qu’il n’y a pas de moustique à la maison.
- Tu veux dire que t’as les fenêtres ouvertes et qu’ils n’entrent pas ?! Puis se tournant goguenard, vers les deux autres : Trop fort ! Il faut un visa pour passer la frontière chez notre pote Strato. On est peinard, la douane veille !
- T’es aussi incrédule que niais, Guerro. J’ai pas les moyens d’avoir la clim’, ok. Mais par contre, ça ne coûte pas grand-chose d’installer des moustiquaires aux fenêtres.
Le râleur : Tiens, c’est pas con, ça !
- Même dans le jardin, j’ai peu de moustiques, surenchérit le maître des lieux.
- Pourquoi ?
- En fait, depuis quelque temps, je me suis intéressé à leur mode de reproduction.
Le guerrier s’était fait discret depuis la dernière bravade dans laquelle il venait de friser le ridicule. L’orgueil le poussa à tenter de reprendre l’ascendant : Mais on s’en fout comment qu’y baisent ! Alors pendant qu’on se fait niquer par leurs dards de pervers, Monsieur va mater des films moust’X… Y’z’ont qu’à baiser entre eux, mais pas nous baiser, nous.
- Tant d’obscurantisme concentré dans le même mec ! Comment c’est possible ? C’est justement ça ton problème, guerrier ; tu ne t’intéresses pas à ce qui te contrarie. Pour voler comme un oiseau, on ne doit pas mépriser les lois de la gravité.
- J’en ai rien à péter des petits oiseaux.
- Mauvais exemple, d’accord. J’aurais dû m’en douter. Mais alors, aucun de tes héros de guerre ne t’a dit qu’il fallait bien connaître son ennemi pour le vaincre ?
- Rambo, il va pas voir comment ils baisent, les Ruskov.
- Ce n’est pas son seul tort. Mais je vois encore qu’on n’a pas les mêmes références. Moi, je ne suis pas mécontent de savoir que les moustiques pondent leurs oeufs dans une eau stagnante. Et comme il faut environ quatre jours aux larves pour devenir des adultes prêts à s'envoler et piquer, je trouve intéressant de conclure qu’il suffit de vider certaines eaux deux fois par semaines pour débarrasser son jardin des larves de moustiques.
Le fataliste : Certaines eaux, tu dis ?
- Oui, dehors, t’as toujours des trucs qui traînent qui peuvent se remplir lors d’une simple petite pluie. Il suffit d'un peu d'eau dans une soucoupe sous un pot de fleurs pour qu'un gîte larvaire naisse. D'où l'importance d'éliminer toute source d'eau stagnante comme le couvercle des poubelles, un seau de pinces à linge, un abreuvoir à oiseau, les bacs de recyclage, et cetera… Un simple geste répété deux fois par semaine suffit à assainir son environnement proche. Moi, ça me prend dix minutes. Je fais ça le jeudi et le dimanche. Et basta !
- C’est vrai que ce n’est pas très contraignant, en comparaison d’être infesté de moustiques…
- J’ai aussi viré ou rangé quelques objets inutiles qui traînaient, comme par exemple un vieux pneu où l'eau s'accumulait. Je m’assure que les gouttières sont bien propres pour que l’eau n’y croupisse pas. Et puis, j’ai parlé de tout ça à mon voisin ; il a compris notre intérêt commun à ce qu’il vide la couverture de sa piscine quand il pleut dessus.
Nous voilà arrivés ! Soyez les bienvenus dans l’endroit le moins emmoustiqué du quartier !
Chacun apprécia la fraîcheur du lieu. Dans les premières minutes, on traqua les Bzzzzzz mais aucun battement d’ailes suspect ne fut détecté. Il fallait bien le reconnaître, la maison du stratège était comme il l’avait décrite : fraîche assurément ; et vraisemblablement la moins emmoustiquée du quartier.
Le râleur était subjugué mais ne parvenait guère à se départir de son scepticisme ronchon : Ça donne pas envie de sortir de chez soi. Alors t’es cantonné à rester là. Et quand tu dois faire des trucs dehors, tu fais quoi ?
- Je porte des vêtements aux couleurs pâles. Ça les attire moins. Et puis je mets du produit insectifuge sur les parties exposées et aussi sur les vêtements.
- De la citronnelle ?
- Plutôt, oui. Je préfère l’odeur de la lavande mais elle n’est efficace qu’environ une demi-heure. Les insectifuges à base d'huile de citronnelle protègent contre les piqûres de moustiques pendant une petite heure. C’est déjà pas si mal. Pour une sortie prolongée, il faut penser à en remettre.
- C’est chiant, se plaignit le râleur.
- C’est une contrainte, c’est vrai. Moi, depuis que j’accepte davantage de ne pas avoir le beurre et l’argent du beurre, je vis beaucoup mieux. Ça m’a appris aussi à faire des choix. Tiens, si ça peut te faire plaisir, tu peux aussi mettre des insectifuges chimiques vendus en pharmacie. Avec 30 % de produit actif, tu peux être protégé jusqu’à 6 heures d’affilée. C’est assez bien toléré chez l’adulte.
- C’est quand même chiant.
- Tout est chiant. N’est-ce pas, mon cher grincheux ? T’en as pas marre du confortable fauteuil roulant de l'éternelle victime ? Alors faute de voir la vie avec des yeux plus gourmands, plus positifs, demande-toi ce qui entre deux maux est le moindre. Choisis donc le moins chiant : pleurnicher, te foutre des baffes, te gratter la couenne, ne pas sortir de chez toi… ou bien un petit coup de pschitt de temps en temps ? A toi de voir…
- C’était quand même mieux avant !
- Tu voudrais quoi ?
- Qu’il fasse chaud mais pas trop ; pas tant d’humidité dans l’air ; pas de moustiques… Déjà ça, ce serait bien. Je demande pas l’impossible.
Le fataliste : T’aimerais commander à Dame Nature, Râlo ?
- Hé ben oui, j’aimerais ça ! Laisse-moi rêver ! Toi, tu rêves de rien. Tu te la joues à l’orientale.
- Parfaitement ! Tous les grands maîtres bouddhistes te le diront : C’est le désir qui rend malheureux.
- C’est dingue ce que t’as l’air heureux, pauv’ tache !
- Quand on ne veut rien, on n’est déçu par rien.
Le stratège : Pas très bandant comme vie ! Moi, je veux bien accepter de débander de temps en temps. Je plains quand même ceux atteints de priapisme.
Le guerrier : Rocco et ses frères ?
- C’est pas drôle, s’indigna le stratège. C’est une vraie maladie. Mais c’est quand même vachement bon de bander. C’est une image, hein ! Je ne parle pas que des plaisirs du sexe. Ça rend vivant, les désirs. C’est l’incapacité à accepter de ne pas en assouvir certains, qui tue. Je plains aussi les capricieux et les boulimiques. Quant aux rêves qui peuplent nos nuits, je pense qu’ils sont là pour inspirer nos jours.
Le fataliste : Tu crois que la société de consommation ne nous crée pas encore assez de besoins ?
- Je pense surtout que nos rêves et nos désirs s’en inspirent au moins un peu. Je ne pense pas qu’on doive être esclave de nos envies. Je pense qu’on doit y être réceptif et se servir de notre esprit critique pour décider en conscience quelles sont les tentations auxquelles on doit résister et celles qui méritent de nous mobiliser pour se faire plaisir. Nos rêves, nos envies, c’est de l’énergie pure ; c’est l’essence de nos moteurs. Et toi mon cher – et néanmoins gris – Fatalo, tu voudrais qu’on se coupe de cette source qui nous rend si vivants ? Comme je regrette de ne pas voir en toi plus de désir et de courage ! Ça me fait de la peine de te voir depuis si longtemps apathique et résigné.
Ces paroles furent suivies d’un long silence. Enfin, long… Disons l’un des plus longs que le guerrier ait toléré dans sa vie. Le fataliste considérant gravement la parole sensible, resta quant à lui touché et coi. C’est donc celui qu’on appelle familièrement Guerro qui brisa le silence.
Trois secondes de silence, c’est très long pour un homme d’action fier de la caricature qu’il incarne. Le silence étant propice aux pensées de qualité, il ne fallait pas qu’il durât trop, des fois qu’il vienne polluer l’impulsive urgence de la parole ou de l’action. Le guerrier est un rapide. C’est à la fois l’une de ses plus grandes qualités et son principal défaut. Il confond invariablement vitesse et précipitation. La forme privilégiée de son refus de la réalité se manifeste par de l’impatience. En n’acceptant rien de ce qui le contrarie, il parvient parfois à se révolter de façon constructive, mais toujours sous tension, en trépignant. On doit bien lui reconnaître de la détermination mais elle s’accompagne souvent d’intolérance. On reproche parfois au guerrier sa brusquerie, son manque d’indulgence. Sa révolte est aussi active que véhémente. Il n’est pas très communicatif, ce qui le rend peu ouvert à la collaboration. Quand il l’est suffisamment, il est un leader autoritaire, voire tyrannique. Il n’est pas rare qu’on dise de lui qu’il est violent. Il n’accorde à personne le droit à l’erreur. Ça passe ou ça casse. Parfois, ça passe quand le problème est simple. Mais en général, tel un chien fou, il agit dans l’empressement sans bien mesurer la pertinence des moyens qu’il mobilise pour résoudre un problème. D’ailleurs pour lui, la première solution est forcément la bonne. Il ne lui vient même pas à l’idée qu’il pourrait en avoir une seconde, qu’il puisse même en exister une autre. De fait, il n’a donc pas à choisir entre plusieurs. Il n’a plus qu’à se focaliser sur sa solution. Baignant dans le mythe de l’efficacité, il fonce sans anticiper, sans clarifier les données d’un problème, tel un médecin qui prescrirait sans diagnostiquer. Pourtant, obnubilé par sa perception première et simpliste, il peut faire preuve d’une grande concentration. Se concentrant ainsi exclusivement sur l’action qu’il pense résolutive, son attention ne se porte pas sur ce qui sort de son champ assez étroit de perception. Il n’a donc pas conscience des effets secondaires de son action, des conséquences qu’elle peut avoir sur l'entourage. Il peut de ce fait, vous marcher sur le pied sans même s’en rendre compte. Fuyant toute vision globale, échappant à une conscience systémique, le roi de la bavure peut même mettre en péril la santé d’êtres humains pour tuer quelques moustiques. Mais il peut aussi mettre en danger l’avenir d’une planète par son obscurantisme et son absence de perspective de développement durable.
- Faut savoir ce qu’on veut dans la vie ! Lui Fatalo, tu vois bien ; il veut rien. Alors, il a rien. Tant pis pour sa gueule, hein ! Quand on n’a pas de volonté, faut assumer.
- Comme je regrette de ne pas voir en toi plus de compassion, plus d’affection pour notre ami.
- Mais je l’aime bien ce trou du cul. Mais il m’énerve à être aussi résigné sur tout.
- Si tu as compris la nuance importante que je fais entre acceptation et résignation, alors tu sais que je déplore aussi cette attitude excessivement fataliste. Mais pourquoi juger aussi sévèrement quelqu’un de si différent de toi ? Je pense qu’il est plus à comprendre et à aider qu’à condamner. Comme toi, d’ailleurs. La compassion, l’amour, c’est de l’énergie pure ; c’est l’essence de nos moteurs. Et toi mon cher – et néanmoins brutal – Guerro, tu voudrais qu’on se coupe de cette source qui nous rend si vivants ? Ça me fait de la peine de te voir depuis si longtemps dur et intolérant.
Ces paroles furent suivies d’un long silence. Enfin, long… Disons l’un des plus longs que le râleur ait toléré dans sa vie. Le guerrier pourtant peu perméable à la parole sensible, resta cette fois sonné et coi. C’est donc celui qu’on appelle familièrement Râlo qui prit la parole au silence.
Cinq secondes de silence, c’est très long pour un homme plaintif empreint d’une évidente légitimité à se lamenter. Le silence étant propice aux pensées de qualité, il ne fallait pas qu’il durât trop, des fois qu’il vienne polluer l’impulsive urgence de la parole stérile. Le râleur est un résistant passif. C’est à la fois l’une de ses plus grandes qualités et son principal défaut. Il peut mobiliser d’autres que lui, en les sensibilisant à la réalité d’un problème. C’est qu’il a l’œil pour voir ce qui ne va pas ! En n’acceptant rien de ce qui le contrarie, il parvient parfois à conscientiser les autres à juste titre, mais toujours sous tension. On doit bien lui reconnaître parfois une part de lucidité mais elle s’accompagne souvent de dramatisation et d’intolérance. On reproche parfois au râleur de ronchonner, de ressasser sa misère telle une sempiternelle victime du sort et des autres. Sa révolte est aussi verbale que velléitaire. Il est aussi bavard qu’attentiste. Au pire, il rumine, pétri de rancœur et d’amertume. Il n’est pas rare qu’on dise de lui qu’il est aigri. Au mieux, baignant dans le mythe de la revendication, le râleur quémande sans se soucier du réalisme ni des conséquences véritables de la satisfaction de son désir. Le plus souvent, il sait bien faire le constat de ce qui le dérange mais il ne pousse guère son talent diagnostique jusqu’à identifier des relations complexes de cause à effet. Fuyant toute vision globale, échappant à une conscience systémique, le roi de la plainte peut même se démanger pendant tout un été, piqué par des moustiques, sans rien faire d’autre que répéter son lancinant mantra : « Merde, font chier ! ». Mais il peut aussi mettre en danger l’avenir d’une planète par irresponsabilité et absence de courage pour œuvrer dans une perspective de développement durable.
- Faut pas se laisser faire, quand même ! Lui Guerro, tu vois bien ; il est fort mais il est maladroit. Mais c’est dur de se battre dans la vie. Moi, je ne suis pas fort.
- Puisque tu t’en es confortablement convaincu, tu ne risques pas d’être maladroit, Râlo. Les « Faut qu’on » et les « Y a qu’à » sont de bons remparts contre l’action. Comme je regrette de ne pas te voir plus audacieux, plus engagé dans la vie et dans son mouvement. Il y a un abîme entre volontaire et velléitaire. La volonté, la vraie, celle qui mène à l’action, c’est de l’énergie à l’état pure ; c’est l’essence de nos moteurs. Et toi mon cher – et néanmoins paresseux – Râlo, tu voudrais qu’on se coupe de cette source qui nous rend si vivants ? Tu n’as pas la force dure et courageuse du guerrier, soit. Mais tu n’as pas non plus la force douce et accueillante du fataliste. Comme ça doit être épuisant de se plaindre de tout et de le subir chaque jour sans réagir autrement que par de vaines paroles ! Ça me fait de la peine de te voir depuis si longtemps grognon et désœuvré.
Ces paroles furent suivies d’un long silence. Enfin ! Un vrai long silence… Pas vraiment un de ceux que le fataliste affectionne par goût de la contemplation solitaire. Bien qu’il goûte aussi parfois aux plaisirs de l’introspection méditative, ce silence-là n’était pas très paisible, vu le déballage inattendu de son copain Strato. Chacun avait reçu le regard critique sans complaisance de ce dernier. Ce n’était pas la première fois qu’il les mettait sous le joug de son œil perçant. Mais cette fois, c’était comme s’il avait tiré le portrait de chacun, agacé par la permanence des caricatures que chacun lui semble incarner depuis l’enfance. Ayant reçu la première des trois salves, son impact sur le fataliste avait eu le temps de se diluer un peu. C’est donc celui qu’on appelle familièrement Fatalo qui se glissa le premier dans le silence.
Une minute de silence, ce n’est pas très long pour prendre la mesure des quelques paroles de bon sens prodiguées par le stratège. Mais c’est bien assez pour sembler pesant car cette paradoxale vacuité est propice à remplir l’esprit de pensées de qualité. Plus réceptif au silence que ces deux compagnons rebelles, le fataliste ne souhaita pourtant pas qu’il durât trop, des fois qu’il vienne ébranler son système de croyance inspiré de certaines philosophies orientales. Son intérêt pour l’Orient est en partie responsable de son adhésion au principe du renoncement serein. C’est à la fois l’une de ses plus grandes qualités et son principal défaut. Son acceptation dogmatique de ce qui se passe, lui procure une relative quiétude. On dit parfois de lui qu’il est zen. Mais c’est surtout par principe, qu’il se dérobe au pouvoir d’exercer une influence sur son environnement. Si tant est qu’il soit tenté par le fruit défendu, il n’y cède jamais, faisant preuve d’une obéissance qui flirte avec la servilité. Spontanément soumis à toutes formes d’autorité, dès qu’un rapport de forces s’engage, il fait allégeance au dominant et s’inhibe sans résistance. Pour lui, ce n’est pas le déficit de moyens qui est la justification de l’inaction. Dans son schéma mental, la question des moyens n’est même pas posée. Pas plus que ne l’est celle de la pertinence du changement. Il laisse au destin – à la fatalité – la responsabilité d’ordonner les choses de la vie. Empreinte ou non de religiosité, sa vision de cet ordre n’est pas contestable. Vouloir le changer est sacrilège. La responsabilité individuelle est taboue. Le mépris de son pouvoir d’être agissant, voile gravement sa conscience des enjeux. Incapable donc de vision globale, échappant fatalement à une conscience systémique, le roi de l’immobilisme peut même se laisser parasiter à l’excès, démontrant à titre posthume que les petites bêtes peuvent parfois manger les grosses. Alors, que penser de quelques dérisoires dizaines de piqûres de moustiques ?… Mais le fataliste peut aussi mettre en danger l’avenir d’une planète par déni de gravité, par relativisme non relatif. Ignorant les lois d’entropie naturelle, il ne peut se soucier de la nécessité d’œuvrer activement dans une perspective de développement durable.
- Eh bien, on dirait que c’est notre fête ! dit, gêné, le fataliste.
- J’aime pas tes reproches ! enchérit le râleur.
- T’es qui toi, pour nous faire la morale ? s’insurgea le guerrier.
- Qui suis-je ? Votre pote, j’espère. En tout cas, pas quelqu’un qui vient vous faire la morale ou des reproches. Je n’ai pas l’impression d’avoir eu un discours moraliste. Même si j’ai mis en avant des valeurs auxquelles je crois, je ne voulais pas vous juger. Mais je comprends que vous ayez pu le ressentir comme ça. Pourtant, je ne vous ai fait part que de ma tristesse de voir qu’il manque à chacun de vous quelque chose qui me semble important pour faire face aux innombrables contrariétés de la vie.
- Et toi, il te manque rien, peut-être ? résista le résistant.
- Si, bien sûr ! Et je tiens à préciser que je n’ai jamais voulu que cette discussion soit une occasion de dire que l’un de nous est meilleur que les autres. Je parle de deux qualités qui me paraissent majeures pour faire face aux problèmes dans la vie. S’adressant au guerrier et au râleur : Et je prétends que Fatalo et moi en avons une que vous n’avez pas tous les deux. Puis se tournant vers le fataliste et le râleur : Et je prétends aussi que Guerro et moi avons l’autre que vous deux n’avez pas.
- Et moi, alors ? râla l’un d’eux.
- Je te le répète sans animosité, Râlo : tu n’as pas cette aptitude qu’a Fatalo, de pouvoir accepter les choses comme elles sont. Et tu n’as pas non plus cette aptitude qu’a Guerro, de pouvoir agir pour changer les choses. Et sans vouloir te blesser, je n’ai fait que râler, me plaindre que ce double manque te pourrisse la vie.
Le fataliste : Mais alors, si tu râles, c’est parce que tu n’acceptes pas ça ?!
- Hélas, pas très bien, pas assez. Sinon, je le dirais plus sereinement. C’est parce que je vous aime bien que je me rebelle contre ces manques que je constate depuis si longtemps.
- Tu ne nous acceptes pas comme on est, alors…
Cette dernière phrase prononcée par le fataliste fut suivie d’un long silence. Ce silence était une invitation à un moment de profonde authenticité. Malgré l’inconfort psychique de ces potentiels moments de vérité, le stratège en était habituellement plutôt friand. Mais…
Un long silence…
La remarque qui les avait tous plongés dans ce silence, le stratège tarda un peu à la juger d’une rare pertinence. Accepte-t-il – oui ou non – ses copains d’enfance tels qu’ils sont ? Et par extension, accepte-t-il en général les autres tels qu’ils sont ?
Vertige.
Tension.
Questions.
Inversant l’ordre des priorités, une autre question imposa sur urgence : Le stratège accepte-t-il cette question dérangeante ?
En fait, non, pas vraiment ! Enfin, pas complètement. Du moins, pas dans un premier temps. Une tension intérieure attestait d’un refus partiel, d’une résistance à l’accueil. Son sang battait un peu plus fort et c’est sous ses tempes qu’il remarqua l’accélération de ce flux. Son front s’humidifia presque imperceptiblement. Mais il avait appris à repérer, même de faible intensité, ces précieux marqueurs de la non acceptation et les traces du conflit intérieur qu’ils laissent apparaître. Le stratège ne se sentit pas très accueillant vis-à-vis du doute qui planait sur sa capacité à admettre que les autres soient si différents de lui. En fait, qu’on osât mettre en question son acceptation des autres, le dérangeait grandement. Lui qui se croyait l’apôtre de la tolérance, le chantre du respect de la différence, le voilà face à trois êtres qu’ils voudraient voir tellement autres. Ce constat ne lui suffit pas à déterminer s’il y a ou non acceptation de la réalité de ses copains. Il sait seulement que cette réalité le contrarie et qu’il voudrait qu’elle change. Mais cette fois, ça y est : au moins, la question est vraiment posée. La mise en question est possible ; mieux, elle a lieu dans le for intérieur du stratège. Il aurait volontiers laissé se prolonger ce riche instant de suspension. Équilibriste dans l’âme, équilibriste de l’âme, il eut bien poursuivi en solitaire son précaire examen de conscience. Mais il ne voulut pas exclure ses acolytes de cette réflexion qui avait été initiée par l’un d’eux. C’est celui qu’on appelle familièrement Strato qui souffla sur le silence et rendit plus sonore ce psychodrame improvisé.
- Je crains qu’il y ait du vrai dans ce que tu dis. Est-ce que je vous accepte tels que vous êtes ? Pas totalement, je crois.
- Moi, je suis comme je suis et c’est à prendre ou à laisser, dit sèchement le guerrier.
- Tu as raison. Te prendre ou te laisser, je dois t’avouer qu’il arrive qu’entre les deux mon cœur balance. Tu m’agaces tellement parfois par ta dureté, que j’hésite à te prendre ou à te laisser tel que tu es. Et puis tu vois, je suis quand même content que tu sois venu prendre une bière à la maison. Ça me fait plaisir de t’accueillir et de t’offrir un peu de répit dans ton combat contre les moustiques. Mais si je pouvais avoir sur toi assez d’influence pour t’offrir un répit plus vaste dans cette vie que tu appréhendes globalement comme un incessant combat, je serais vraiment plus heureux et plus fier d’être ton ami.
- Tu veux me changer, c’est ça ?
- Impulsivement, parfois oui. Trop souvent, en fait. Mais quand je suis bien calé dans ma tronche, bien réglo dans mon corps, j’aimerais seulement que tu aies envie de te changer toi-même. Et si un jour, tu veux bien te rendre perméable à cette bienveillante influence, alors je serai moi-même plus en paix avec cette foutue manie que j’ai de vouloir le bonheur des autres.
- Ben, occupe-toi du tien !
- Je le fais, Guerro. Tu le sais bien que je m’en occupe. On se connaît depuis hyper longtemps. Je n’ai pas toujours été aussi en paix avec moi-même et avec les autres que je le suis devenu maintenant. Tu as été le témoin discret de cette lente évolution. Tu es très bien placé pour savoir à quel point je te ressemblais quand on était mômes.
Silence, encore.
Le stratège le connaît bien, son vieux pote Guerro. Il y eut dans leur histoire quelques parenthèses complices où le guerrier laissa tomber son armure, exposant furtivement un être sensible qui tremble sous sa carapace. Pourtant, l’agacement chronique que ce brutal chevalier lui procure, rappelle au stratège le teigneux qu’il fut lui-même. Cette désagréable résonance lui fait trop souvent oublier que son ami est un homme en souffrance à qui l’incertitude fait peur et qui se rassure en agissant dans une quête fébrile et obsédante de contrôle. Mais heureusement, cet oubli n’est pas permanent. Strato éprouve encore de temps en temps une vraie tendresse pour son ami d’enfance. Mais avec le temps, le dur s’endurcit. Et il faut une capacité d’encaissement notable pour le supporter. Alors l’écart se creuse. Une distance sépare chaque jour un peu plus, le guerrier du reste du monde. La misanthropie guette. C’est qu’il a morflé, le Guerro ! Strato ne connaît qu’un bout de l’histoire, mais c’est déjà bien assez pour comprendre et s’attendrir devant cette mise en scène perpétuelle donc épuisante qui fait que le guerrier passe pour un guerrier.
Silence, encore.
Goûtant le poids du silence, par gêne et par sympathie pour Guerro, le fataliste fit quelque chose qu’il ne fait presque jamais ; il attira l’attention sur lui :
- Moi aussi, tu veux me changer ?
- J’ai ce tort-là aussi. J’aimerais changer tant de choses en moi et dans ce monde… Avant, c’était un drame pour moi. Le monde me semblait tellement pourri de partout que j’en crevais de vivre sur cette Terre.
- Et plus maintenant ?
- Je n’ai pas tellement changé le monde. Mais un peu quand même puisque je fais partie de ce monde et que j’ai changé mon rapport à ce monde.
- Raconte !
- C’est pas très sorcier, en fait. L’idéaliste forcené que j’étais ne supportait pas les ignominies dont je nous jugeais coupables. J’ai mis longtemps à nommer simplement imperfections ce que j’appelais avant des fautes, des conneries, des injustices. Même la barbarie, j’ai fini par la nommer imperfection. Et puis, je me suis lassé de ma quête de perfection. Je me suis intéressé plus au perfectionnement qu’à la perfection. Peu à peu, l’imperfection a commencé à devenir acceptable. Puis elle est vraiment devenue appréciable, désirable même. La perfection rend caduc le perfectionnement. Ça n’a aucun sens de perfectionner quelque chose de parfait. Et c’est tellement jouissif de parfaire, d’améliorer, d’embellir ! Et comme la perfection n’est pas de ce monde, parfaire est un plaisir inépuisable, une énergie renouvelable. J’aime évoluer, faire évoluer. C’est tellement évident que tout est imperfection, qu’il devient naturel d’accepter tout. Même ce qui mérite d’être amélioré, c’est-à-dire tout. De là, j’ai commencé à préférer me rapprocher du but qu’à le toucher. Le but donne la direction ; c’est un bon repère pour avancer. J’ai commencé à envisager que le chemin pouvait prévaloir contre la destination.
- Tu as renoncé à tes idéaux ?
- Pas du tout ! Encore que j’en aie dépoussiéré quelques-uns. Mais je reste fidèle à mes valeurs. C’est juste que j’ai débarrassé mon idéalisme d’une bonne part de l’intolérance qu’il comportait.
- Et qu’est-ce que ça t’a apporté ?
Le silence qui déborda de cette question ne dura pas très longtemps. Juste le temps d’une grande respiration. Une respiration que Strato goûta lentement car à l’inspiration il se chargea d’une réponse aussi évidente que jouissive. Une fois rempli d’air et d’ivresse, il tint inconsciemment une courte apnée pour finalement libérer le flux d’un air joyeux et d’une parole jubilatoire :
- Une force d’acceptation incroyable !
Son sourire ne gagna officiellement en contagion que le fataliste. Mais les deux handicapés de l’acceptation ne furent pas insensibles au rayonnement soudain de leur ami, qui ajouta :
- …et tout ce que ça a progressivement engendré de quiétude.
- Et alors, tu acceptes tout maintenant ?
- Non, hélas, tu le sais bien. Mais j’accepte au moins ça, de ne pas être capable de tout accepter. Ça en enlève une couche. Tiens, il y a un truc que je n’arrive toujours pas à accepter. Je ne supporte pas qu’on me traite de « donneur de leçons ». Il y a dans cette expression une telle connotation que je la trouve insultante. Pourtant, je dois reconnaître que pour nourrir mon goût d’apprendre, de changer, d’évoluer, la leçon a toute sa place. Il n’y a pas que la vie qui ait le monopole d’en donner. Il faut bien que quelques êtres humains s’en chargent aussi. Donneur de leçons, c’est un métier aussi. Je ferais peut-être bien d’assumer ça, quand même. Mais il n’y a pas de raison qu’on nous laisse ce privilège. Apprenons les uns des autres !
- On dirait que notre idéaliste n’a pas trop perdu de son enthousiasme et de sa naïveté, ironisa le râleur.
- Je ne trouve pas très naïf de penser que tu peux nous apprendre des choses et que nous pouvons t’en apprendre. Tiens, je me souviens que c’est à toi que je dois de connaître l’un des plus beaux poèmes jamais écrit. Je t’en suis très reconnaissant. Je regrette que tu ne t’en sois pas davantage inspiré dans ta vie. Tu te souviens ? « Si tu peux voir détruit l'ouvrage de ta vie et sans dire un seul mot te mettre à rebâtir ou perdre d'un seul coup le gain de cent parties sans un geste et sans un soupir… » Tu te souviens ? Kipling. Enfin, Râlo…
Et comment qu’il s’en souvient ! Contrairement à Strato, ce n’est pas que la première strophe qu’il connaît par cœur. Loin hélas d’être une véritable source d’inspiration, ce texte puissant et exigeant est plus pour Râlo un objet de mortification. Il lui rappelle sans cesse son incapacité à être ce que son père voulait qu’il devienne. Huit interminables strophes d’une liste qui incite à être parfait dans l’imperfection, voilà de quoi mettre la barre très haut. Avec des si… « Si tu peux être dur sans jamais être en rage, si tu peux être brave et jamais imprudent, si tu sais être bon, si tu sais être sage sans être moral ni pédant… » Et puis quoi encore ? Si, si, si, alors… Alors, tu seras un homme, mon fils, conclut le poète. Alors, ni à ses propres yeux, ni à ceux de son père, Râlo ne sera un homme. Voilà, la sentence était tombée. Lentement, sans drame apparent, pas un jour plutôt qu’un autre. Ou plutôt, si ! On peut quand même dire qu’après un lancinant laminage éducatif, l’offrande empoisonnée de ce poème avait lâché un couperet qui lui pendait au-dessus de la tête depuis précisément seize ans. Cadeau d’anniversaire d’un père à son fils. Rien que de bonnes intentions a priori de la part de ce papa idéaliste. Une ode à l’acceptation et à l’humilité… Mais jamais ce père n’a accepté que son fils ait si peu de cette sagesse-là. Quel insensé paradoxe ! Râlo n’a tiré de cette éducation perfectionniste que la paralysie engendrée par la peur de mal faire. Quel gâchis !
- Fais pas chier, Strato le fouteur de merde !
- Quoi ? Qu’est-ce que j’ai dit ?
- Fais pas chier, je te dis !
Le stratège avait ceci de commun avec le poème de Kipling, qu’il rappelait à Râlo ce à quoi il se croyait tenu de ressembler. Cette comparaison était d’autant moins supportable qu’avant de devenir tardivement pour lui ce modèle à jalouser, Strato avait été longtemps à l’instar de Râlo, un enfant, un adolescent puis un jeune homme complexé, manquant de confiance en lui. Or, l’un des plus grands profits que Strato avait tiré de sa laborieuse transformation d’adulte, est qu’il avait appris à s’accepter lui-même tel qu’il était. De l’acceptation de soi à l’estime de soi, il n’y a qu’un pas. Un pas qui n’est certes pas facile à faire. Mais le plus difficile est de s’accepter dans toutes ses propres imperfections. En acceptant peu à peu ce qui ne lui plaisait pas en lui, il a fait la paix avec lui-même. C’est ce que Râlo convoite secrètement, amèrement et désespérément. Se croyant incapable de tout, il n’essaie rien. Et l’aigreur poursuit son œuvre destructrice.
Ne comprenant pas la réaction du râleur mais toujours prompt à tempérer les tensions, le fataliste s’improvisa tampon :
- Ne l’embête pas, Strato ! Tu vois bien qu’il n’est pas de bonne humeur.
- Je n’ai pas l’intention d’embêter qui que ce soit. Je crains que ce soit quand même un peu vrai que je suis un fouteur de merde. Ça va bien avec donneur de leçons. Je sais que je prends le risque de vous blesser en vous disant ce que j’ai l’orgueil de considérer comme vos quatre vérités. Je me demande souvent si je ne ferais pas mieux de fermer ma gueule plutôt que de faire du prosélytisme pour la paix intérieure. Mais qu’est-ce que vous voulez, j’y peux rien. J’ai ça dans la peau d’être un VRP du bonheur. C’est plus fort que moi. C’est Râlo qui a raison. Comme je ne sais pas où sont les limites, quand je les franchis, envoyez-moi chier ! C’est plus simple comme ça.
- Moi, ça ne me dérange pas, tes questions, tes remarques, reprit l’expert en dédramatisation.
- Parce que tu es, de loin, le plus humble de nous tous, mon doux Fatalo.
- Je ne sais pas si je suis humble. Mais si tel est le cas, il n’y a pas de mérite à cela quand on se sent vraiment tout petit.
- Je sais hélas, combien tu es sincère quand tu dis ça. Mais il y a en toi, comme en tous les petits êtres que nous sommes, une grandeur que tu nies et donc que tu n’exploites pas. Et je crie au gâchis.
- Au gÂchis ! hurla théâtralement le stratège, surprenant ainsi ses camarades par le contraste de son ton.
Mais comment ce gâchis pourrait-il ne pas être ? La sœur aînée de Fatalo avait déjà pris un tel ascendant depuis leur plus jeune âge, qu’on ne voit pas bien comment son frère aurait pu ne pas devenir l’être servile et résigné que tous reconnaissent en lui. Ses parents s’étaient laissés entraîner par quelques remous pollués d’une vague – pourtant pleine d’espoir – que représentaient les événements de 68 en France. Au nom d’une puérile interdiction d’interdire, par réaction simpliste à un séculaire passé indéniablement autoritariste, au moins deux générations de parents avaient gravement confondu le droit à l’épanouissement de l’individu avec la loi de la jungle. Le rejet sans discernement de certaines règles sociales a engendré quelques millions d’enfants rois qui, manquant de repères, ont imposé, imposent leurs caprices à plus faibles qu’eux. Au nom de la liberté individuelle, on a dogmatiquement laissé les renards vaquer librement dans les poulaillers. La sœur du fataliste a fait ce qu’elle voulait jusqu’à la naissance de son frère. A sa naissance, elle a continué à faire ce qu’elle voulait. Leurs parents n’ont jamais su réguler la terreur qu’elle a su imposer dans la famille. Cet environnement ne présentant aucune alternative aux rapports de forces, le fataliste a trouvé refuge dans la soumission, la littérature et la méditation. Certaines philosophies orientales sont venues plus tard donner un sens à son positionnement social. La valorisation doctrinale du non-désir et du renoncement a fini par pseudo-légitimer sa très précoce propension à se résigner en tout. Et ça, le stratège, ça le révolte souvent. Parmi ce qu’il a du mal à accepter, il y a le gâchis humain. Que nous n’exploitions qu’une part infime de nos potentiels, lui fait souvent perdre cette sérénité chèrement gagnée au fil des ans. Mais c’est que pour le stratège, la fatalité est un concept abscons, une anti-valeur. Elle est même une entrave majeure à une valeur fondatrice dans son esprit progressiste. Et c’est ce qui le rapproche du guerrier. Peut-être même un peu du râleur, aussi. Ces deux révolutionnaires (l’un actif, l’autre passif) sont en rupture avec un présent insatisfaisant. Le stratégique rêvolutionnaire, lui non plus ne se satisfait pas de ce monde présent. Mais il tente de se projeter dans un avenir meilleur en pensant mûrement avant d’agir efficacement. Pour garder l’esprit clair, le stratégique évolutionnaire accepte le présent insatisfaisant pour construire un avenir plus satisfaisant. Ce n’est qu’à ce prix-là, qu’il incarne la force tranquille.
Accepter les autres comme ils sont, voilà donc un challenge de taille ! Gâchés ou non, les accepter tels quels ? Que l’ombre d’eux-mêmes, les accepter quand même ? La nature imparfaite de notre être nous incite pourtant à la clémence. Aurions-nous tant d’attentes vis-à-vis de nos semblables pour se révolter du constat qu’ils ne sont que ce qu’ils sont ? L’autre serait-il intrinsèquement décevant ?
Tout le monde a sur le cœur, un sparadrap qui se décolle. Nos fêlures, nos manques, il est tentant d’espérer que d’autres que nous vont les soigner, les combler. Surtout si nous doutons de notre propre aptitude à nous donner à nous-même ce qui nous manque. Mais l’autre – potentiel remède à nos maux – a lui-même ses propres fêlures, ses propres manques. Et peut-être attend-il de nous que nous les soignions, que nous les comblions. Alors… Alors nous nous heurtons parfois à nos parois de verre comme des moustiques cherchant la lumière. Les interactions humaines sont-elles à l’image de la rencontre humain/moustique ? L’un suçant l’autre sans s’il te plait ni merci. L’un traquant l’autre avec une charentaise ou un bazooka sans souci de sa vie. Par-delà de nombreux points communs avec les animaux, nous avons acquis, nous autres êtres humains, une relative aptitude à la transcendance. Que faire de nos blessures d’enfant ? Que faire de nos déceptions, de nos amertumes ? Le pardon est une forme particulièrement noble d’acceptation. Elle se nourrit d’une connaissance profonde de soi et des autres. L’attention et l’écoute précèdent la compréhension et l’empathie. Il y a là les germes de l’acceptation de toute chose, indépendamment du souhait d’apporter à la dite « chose » une aide à son développement.
Dans une maison, quatre amis. Dans chaque ami, des questions qui résonnent, irradient. On réfléchit. La réflexion est parfois enivrante, parfois soûlante. L’atmosphère est parfois pesante. Un fait surprenant va pourtant détendre l’atmosphère et provoquer un rire général, un peu nerveux, un peu chaleureux et dérisoire. Un cri de bête acceptable :
- Bzzzzzzzzzzzzzzzzzzzz