Extrait de "Le meilleur ami de l'homme"

2017 couv   Le meilleur ami de lhomme
Arménie 2013, chapitres 41 à 72


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La décision de se rendre en Arménie fut prise au Liban, bien avant de quitter ce beau pays. Ce double choix commence par celui de repartir. Le goût du voyage d’aventure ne l’avait pas quitté pendant ces 23 dernières années sédentaires. Il était juste en suspens, le temps de vivre des aventures intérieures mais aussi sociales et professionnelles. Ce retour tardif aux sources nomades fut extrêmement vivifiant. Il y a une constante dans cette forme d’itinérance. Ce n’est pas le plaisir, bien qu’il soit présent souvent. Ça va, ça vient. Ce qui est quasiment constant, et notre voyage suivant le confirma, c’est l’intensité. Il est difficile de vivre aussi intensément qu’un voyageur qui ne sait pas où il dormira ce soir. D’ailleurs, les retours au bercail s’accompagnent souvent d’une plus ou moins longue période de déprime, ou pour le moins, de réadaptation. C’est assez compliqué « d’atterrir », de poser le pied dans le monde du connu. L’inverse est vrai aussi. Le passage d’un monde à l’autre n’est pas une simple procédure douanière. C’est sans visa qu’on bascule de la peur bloquante à l’audace anxieuse. Le casse-cou occulte la peur en sous-estimant les risques. Le timoré les surestime. Tous deux ont le trouillomètre mal réglé. Je suis au premier rang pour observer comment Hervé cherche l’équilibre sur le fil étroit de la vie.

Liberté et sécurité ne semblent pas faire très bon ménage. La liberté est anxiogène et exaltante ; quant aux habitudes elles sont aussi rassurantes que monotones. Cette dialectique ne doit pas être abordée de façon simpliste. C’est tout un art que de trouver un pertinent équilibre. Quoi qu’il en soit, la liberté est addictive. Hervé le sait et il n’entend pas se priver de cette drogue l’an prochain. J’ose espérer que le curseur de la prise de risque sera placé de façon plus intelligente. Il me fait peur, ce con.

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Repartir l’année suivante était donc la première composante de son double choix. Quant à celui de l’Arménie, c’est bien plus complexe à expliquer. Je ne sais pas d’ailleurs, si quelqu’un est vraiment en mesure de l’expliquer. Certes, le Liban fut une terre d’asile pour les Arméniens qui ont réussi à échapper au génocide de 1915. Hervé en rencontra assez peu en fait au cours de ce voyage. Même dans la ville d’Anjar, il passa étrangement à côté des Arméniens sans les voir.

Son étrange fascination pour le peuple arménien remonte à bien plus loin. Enfant déjà, dans une colonie de vacances, il fut capté par le charisme d’un petit garçon arménien. A part son nom en -ian, il ne savait rien de lui ni de ce que signifiait arménien ou Arménie. Longtemps, il ignora même où se situait ce pays. Quant au garçon arménien, Hervé et lui ne furent même pas amis. C’est à peine s’ils se côtoyèrent pendant la durée des vacances. Même si cette force d’attraction pour l’Arménie est en partie mystérieuse, on peut quand même considérer un important point commun entre les peuples libanais et arménien : La souffrance, les massacres, l’épreuve. Le jeune aventurier était allé en Israël en 1986 et le peuple juif arrive aussi dans le peloton de tête des peuples violentés. Dans une vague projection, il était fort probable qu’après l’Arménie, ce serait la Palestine. Il y a donc là, une part d’explication qui touche au traumatisme des peuples. Mais en ce qui concerne l’Arménie, pour percer une part plus profonde du mystère, il fallait s’y rendre. C’est ce que nous fîmes à partir d’août 2013. 

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Le pouce en l’air est une image assez erronée de l’autostop tel que nous le pratiquons avec le vieux baroudeur qui m’accompagne. Il est en fait, assez rare qu’il tende le pouce. Depuis 35 ans, ses techniques sont bien rôdées. La principale règle fondamentale est d’anticiper afin de se trouver au bon endroit. En voyage, Hervé ne cesse de traquer le bon spot. Cela requiert une grande vigilance. Pour le stratège, un bon spot est un lieu où il y a du trafic et où les gens s’arrêtent. Selon lui, il est essentiel de parler aux gens, de les rassurer. La première leçon d’apprivoisement est à prendre auprès du renard, ami du Petit Prince. Leçon apprise sur le bout des doigts par mon compagnon de route.

Le climat anxiogène qui s’est installé dans le monde entier vers la fin du 20ème siècle a eu notamment pour effet de presque éradiquer l’autostop. Certes, il a été un peu remplacé par le covoiturage, mais en comparaison des pratiques de sa jeunesse, on peut constater qu’au 21ème siècle, le stop est moribond. Bien sûr, on peut parfois croiser sur la route des jeunes qui tendent le pouce ou une pancarte en carton, mais ce mode de déplacement basé sur la sobriété et la gratuité tend à disparaître. Hervé est très friand du rapport non-marchand qui lie l’autostoppeur à ses hôtes. C’est donc une nouvelle fois « sur le pouce » comme disent les Québécois, que nous quittâmes à l’aube, le nouveau domicile du Bourget-du-lac après un énième déménagement. 

A moins de vouloir passer de longues heures à attendre, l’autostop n’a rien d’une pratique statique. Elle est physiquement et psychiquement éprouvante. Pour le moins, on ne peut être un bon « pouceux » sans être un bon marcheur. Sur les autoroutes modernes d’Europe, un bon pouceux doit pouvoir parcourir 1000 kilomètres par jour. Mais dans certaines régions, on ne peut espérer en faire que quelques dizaines, et parfois zéro. Certains autostoppeurs sont restés plusieurs jours sans pouvoir avancer d’un pas. Je suspecte qu’ils n’étaient pas sur un bon spot. Même avec beaucoup d’expérience, on ne peut pas être toujours sur un bon spot, loin s’en faut. Surtout sur un itinéraire qu’on ne connaît pas. Même avec de bonnes cartes routières, il nous arrive souvent d’être sur des spots galère. Mais l’attente excède rarement plus de quelques heures. Raisonnablement, les 4000 bornes qui nous séparent de l’Arménie, il faudrait une semaine pour y parvenir. Si et seulement si, nous étions pressés. Ce qui n’est pas notre cas.

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Une première étape nous attend en Bulgarie. Hervé a rencontré Filip et ses potes en tournée en Europe. Ils y sont venus pour faire connaître leur site écologique de Trinoga, perché en montagne au nord de Sofia. Leur périple est passé par Chambéry et Hervé a beaucoup apprécié la démarche originale de cette communauté innovante. Il a proposé de leur rendre visite et de réaliser un clip de promo comme il l’avait fait au Liban l’an passé.

Nous fûmes chaleureusement accueillis. Hervé commença à filmer. Puis il filma, puis il filma. Il commença le montage sur place. L’originalité de leur démarche est tellement intéressante que nous restâmes plus longtemps que les deux ou trois jours initialement prévus. À force de tourner et monter, Hervé se rendit compte peu à peu qu’il était en train de réaliser son premier long-métrage. « Source » est la première immense surprise de ce voyage. Nous sommes restés deux semaines sur le site de Trinoga. Tourné, monté et en ligne sur youtube, le film était bouclé en quittant la montagne de Zhelen. Hervé était très fatigué. Pendant tout le séjour, il dormit peu et très mal dans sa minuscule tente, dévoré par les puces et par sa nouvelle passion cinématographique. La dernière semaine, il passait parfois dix à quinze heures par jours devant son Mac, parfois des nuits entières. Il alla se reposer à la capitale chez une amie de Filip. Deux journées de repos et d’amour le requinquèrent. Il quitta Sofia en pleine forme.

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Après quelques jours pénard à Istanbul chez Simoy et Murat, nous partîmes pour une aventure qui s’annonçait haute et belle. Haute de 5137 mètres, l’ascension du Mont Ararat semblait une étape incontournable avant de fouler le sol de l’Arménie. Hervé avait pris des contacts pour préparer l’expédition mais par Internet, c’était délicat de choisir. La loterie pouvait s’avérer perdante car même la haute montagne est un lieu de tourisme, donc un panier de crabes propice à toutes les arnaques. Or, l’honnêteté et la compétence à 5000 mètres d’altitude, cela vaut son pesant de cacahuètes. On trancherait donc sur place. Sur place, c’est Dogubayazit, une assez grande ville, à l’extrême est de la Turquie, d’où partent toutes les expéditions.

Parmi les guides contactés par mail, l’un d’eux avait dit de se rendre à l’hôtel Ararat. A travers les rues de la ville, en le cherchant, on a aperçu l’hôtel Isfahan où on était censé rencontrer Faruk avec qui Hervé ne s’était pas senti en confiance, bien qu’ils communiquaient par mail depuis plus d’un mois. Nous avons donc poursuivi notre chemin vers l’hôtel Ararat. À 20 mètres du lieu, un homme interpelle Hervé et lui demande s’il est Hervé. C’est Metin, un des guides qu’il avait contactés. C’est justement par lui qu’on voulait commencer la recherche car il inspirait davantage confiance. Ce qui est très surprenant, c’est qu’il avait dit d’aller à l’hôtel Erzurum. Mais nous nous sommes rencontrés dans la rue, ailleurs, dans un tout autre quartier, dans cette ville de 115 000 habitants. Étonnante coïncidence…

En fait, on a reçu le mail de Metin le lendemain matin. On n’était pas connecté depuis deux jours. C’est un autre guide qui avait dit d’aller à l’hôtel Ararat. Coïncidence, hasard, chance… depuis le temps, Hervé envisage un autre vocabulaire. Il l’avait évoqué dans son blog au Liban l’année passée et je constate qu’il réitère cette interprétation : il se sent plutôt bien connecté. On ne parle pas de Wifi, bien sûr. Hervé est toujours très réservé sur la question spirituelle, l’un des rares domaines dans lesquels il est prudent. Il faut dire qu’il a bien morflé dans les errances mystiques, voire sectaires, de sa jeunesse.

Quoi qu’il en soit, il considère que la chance n’a pas grand-chose à voir dans les innombrables « coïncidences » qu’il vit en voyage. Il prétend que lorsqu’on œuvre pour s’aligner sur les lois de l’Univers, Celui-ci se montre généreux. Cela lui donne confiance. Depuis quelques années il entreprend cet ajustement sur des valeurs fondatrices de la Vie, à savoir l’amour, l’équité, le respect du Vivant. Il veille à ne pas affirmer avec conviction les liens de cause à effet ; il est attentif, il observe et il interprète. Pas à l’échelle d’un jour ou même d’un long voyage, mais à une échelle temporelle bien plus vaste, celle de deux ou trois décennies à bien y réfléchir et expérimenter. Voilà pourquoi au terme de coïncidence, il opte davantage au fil du temps pour celui de « synchronicité ». C’est Karl Gustav Jung qui a inventé ce mot, faisant un surprenant pont entre la psychanalyse et la spiritualité.

Le soir même de notre arrivée à Dogubayazit, Hervé a payé Metin pour l’expédition. Il s’est délesté d’une grosse somme en euros. Il s’offre un somptueux cadeau, n’ayant guère l’habitude de payer 375 euros pour se faire plaisir. En fait, depuis quelques semaines, cet argent l’embarrasse. Il ne sait qu’en faire. Avant notre départ, il avait repensé aux sommes assez lourdes que les banques prennent lorsqu’on tire de l’argent avec une carte bancaire dans un pays étranger. Alors au fil des mois, il avait accumulé une petite liasse de billets de 20 euros. Une moitié sous chaque semelle, il a marché dessus pendant trois semaines. Dans les baskets, les billets se sont abimés. Ce fut très difficile de changer des billets à Istanbul. On les a refusé de nombreuses fois dans les bureaux de change. Chez Simoy et Murat, on avait sorti la planche à repasser et cela avait un peu arrangé le coup. Mais malgré ce rafistolage, on a encore du mal à refourguer l’argent piétiné. Même les banquent n’en veulent pas. Avec un peu d’insistance, un autre bureau de change a fini par accepter un billet froissé. Il nous en reste très peu maintenant. Pour la suite, ce sera les retraits coûteux qui engraissent les banques. Soit !

La veille du départ de l’expédition, on est allé faire des courses pour les trois jours à venir. En plus de la nourriture, Hervé a acheté trois stylos-feutres. L’explication de ce surprenant achat tient dans l’étrange idée avec lequel il s’est réveillé tôt ce matin-là. La mise en application pour la première phase semblait facile. La seconde demandera un courage politique qu’Hervé n’aura peut-être pas et dont il ne mesure pas encore les enjeux et les conséquences. En ville, il a aussi récupéré un bout de carton blanc. Puis avec ses feutres rouge, bleu et orange, il a colorié un drapeau arménien. Aura-t-il le courage de sortir ce drapeau au sommet et de filmer cela ? La question se pose aussi en terme de diplomatie et de loyauté envers le guide qui nous accompagne. On ne veut pas lui causer de problème. Nous savons déjà cependant que Metin considère les Turcs comme un peuple barbare et que le génocide arménien a en commun avec le génocide kurde qu’il a été perpétré par le même État criminel. Une fois en montagne, peut-être au camp 2, on se confiera à lui du projet pour voir s’il n’y voit pas d’inconvénient. Le courage dont il est question porte moins sur le fait d’assumer les conséquences des images lorsqu’elles deviendront publiques, que sur le risque d’être repéré au sommet par un sbire du gouvernement. La présence sur Ararat de ces agents du gouvernement, est de notoriété publique.

Fort de son expérience cinématographique en Bulgarie, Hervé commence déjà à penser au film qu’il va tourner en Arménie. Il lui paraît clair que ce qu’il va filmer sur Ararat tiendra une part importante dans le documentaire qu’il envisage de réaliser sur le génocide. Le projet rouge, bleu et orange est une anticipation cinématographique. Il commence à penser différemment. Il découvre ou devine que l’œuvre cinématographique nécessite d’être souvent dans l’anticipation. Ce qui ne lui plaît pas toujours car il constate que cela l’éloigne du présent. Aussi étonnant que cela puisse paraître, il n’aime pas beaucoup filmer. Il n’est pas très à l’aise avec une caméra au poing. Je vois qu’il perd une grande part de spontanéité. Mais cela vaut le coup de payer ce prix. Alors il se force souvent pour sortir l’engin et shooter. La construction d’un film est un jeu de création tellement passionnant. Le cumul son et image donne des possibilités artistiques et sémantiques qu’il explore avec curiosité et passion. Et puis le citoyen militant en lui en a la certitude ; pour toucher la conscience des gens aux 21ème siècle, c’est un média fabuleux, peut-être incontournable. Il sent que son travail de conscientisation ne peut maintenant plus se limiter à la musique, aux livres, aux conférences. Il est en train d’acquérir l’usage d’un outil puissant et il entend bien cultiver cet art dans lequel il s’est nouvellement dépucelé.

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Le jour J à 9h, Metin passe nous prendre à l’hôtel Erzurum. Nous allons chercher les Russes à leur luxueux hôtel. Très froids, le contact ne semble pas facile. On verra plus tard si un lien de qualité est possible. Nous allons passer quatre jours ensemble dans un contexte où la solidarité est plus qu’appréciable. Les premières tentatives de fraternisation se sont avérées peu fécondes. Le petit prince ne force rien ; l’apprivoisement est un fruit à maturation lente.

Puis ensuite, nous changeons de quartier pour aller chercher Zehra, une amie de Metin. Discrète mais pas froide, je sens que la rencontre aura lieu plus tard. Un groupe naissant est tâtonnant, maladroit. Chacun est sur ses gardes, plus ou moins inquiet de l’aventure humaine qui s’augure.

Quand nous prenons la route nord-est vers le mythique volcan, le contraste est total entre l’arrière silencieux du minibus et le dialogue logorrhéique qui ne cessera guère entre Zehra et Metin, non seulement à l’avant du bus mais pendant toute la durée de l’expédition. Après environ une heure de route, après avoir traversé deux villages sur les flancs d’Ararat, nous déchargeons le matériel au camp de base à 2300 mètres. Nous n’y restons que quelques minutes.

Les Russes et le Français porteront leur sac à dos. Mais il y a aussi beaucoup de matos à charger sur les chevaux. Les muletiers s’en chargent et on comprend que nous serons finalement plus nombreux que ce qu’on pouvait imaginer. Ce faisant, je comprends peu à peu pourquoi les expéditions en haute montagne sont si coûteuses. Plus tard, Metin nous confiera que les Russes ont payé 800 euros chacun (sans les chevaux ni la bouffe). Mais ils sont passés par une compagnie de guides pour laquelle Metin travaille. Nous, on passe en direct et il me semble que Metin aime bien Hervé.

Au moment de quitter le camp de base, Metin donne une paire de bâtons à Zehra. Hervé lui demande alors où sont les siens. Je sens son embarras. Il confesse son oubli et donne ses bâtons dont il dit qu’il n’a pas besoin. Hervé lui demande s’il a aussi oublié ses crampons. Il confirme le second oubli et dit qu’il y en a une paire au camp 2. La fébrile valse de la confiance a débuté il y a deux jours déjà. C’est toute une histoire à part entière, une aventure dans une aventure. La veille, nous avions rendez-vous avec lui à 19h30. Il était très en retard et Hervé a commencé à gamberger, à imaginer des scenarios d’arnaque. Pourquoi avait-il choisi Metin ? L’étrangeté des conditions de la rencontre avait joué en sa faveur. Et Hervé avait été séduit par la luminosité de son regard. Il a compris en fin d’expédition une des raisons inconscientes de la confiance relative que lui avait inspiré Metin. En fait, il ressemble physiquement énormément à son ami Pierre Varesano, ce brillant sculpteur sur bois qu’il a connu dans la vallée de la Maurienne. Pierre y habite toujours, à Argentine. S’il y a une personne digne de confiance sur cette Terre, un homme dont la droiture est exemplaire, c’est bien son Pierre chéri. La ressemblance ne l’avait marqué qu’en descendant de la montagne mais il la trouva frappante. Râblé, puissant, très musclé, précocement un peu chauve, le teint très basané (Pierre est italien de Bari, au sud de l’Italie). Et le visage… le visage !!! Tous deux sont de très beaux garçons. Leurs voix aussi se ressemblent. Douces, presque féminines alors qu’ils dégagent tous deux une évidente virilité.

Mais la confiance est l’une des plus subtiles composantes des relations humaines. Pas seulement humaines d’ailleurs, comme le dessina Saint-Exupéry.

Metin oublie le matériel qu’il est censé avoir loué pour Hervé et qui devait justifier les 75 euros de surcoût au 300 initiaux. Pour démarrer le trek, cette découverte renforce le doute. Mais la paire de bâtons est déjà là et vraisemblablement une paire de crampons attend plus haut. On se détend et on se met à marcher. Physiquement, mon porteur se sent bien. Ses pieds se sentent bien dans leurs nouvelles pompes achetées à Istanbul. En revanche, il sent qu’il doit être attentif à son mollet gauche. Il fait attention à éviter l’extension et fait plus consciemment des petits pas. De toute évidence, il est heureux d’être là, ému et honoré d’être sur Ararat.

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Zehra est journaliste. Du moins, elle aimerait le redevenir. Depuis 6 ans, elle a quitté Istanbul pour venir à Bayazit gérer une pharmacie. Zehra est souriante et chaleureuse. On ne tardera pas à s’apercevoir qu’elle est aussi très bavarde. Elle est kurde ; c’est donc avec Metin qu’elle discourt en permanence. Metin a l’air ravi d’entretenir ce dialogue en marchant. Il est évident qu’il va prendre grand soin d’elle tout au long de la randonnée.

Très tôt, le vieil alpiniste savoyard, dans la poche de qui je voyage, est surpris par le considérable nombre de pauses que propose le guide. Mais marcher lentement et s’arrêter souvent, cela convient plutôt pas mal à Hervé qui a connu une saison sportive difficile. Ce premier jour, il pense naïvement que physiquement, l’Ararat ne sera pas une très grosse épreuve physique. A sa décharge, arrivé au camp 1, il n’éprouve qu’une très légère fatigue après 1000 mètres de dénivelé positif.

Parmi nos nombreuses pauses, nous en fîmes une assez longue dans un camp nomade où réside la tante de Metin, à 2800 mètres. Grande tente qui accueillit une douzaine de personnes dont nous six. Étaient déjà assis avec nos hôtes, un charmant couple turco-espagnol, juste en balade sur le flanc du volcan. On nous offre le çay (prononcer tchaï) bien sûr. Je sais qu’Hervé, ça le gonfle de boire du thé à longueur de journée, mais cela ne se voit pas et je me rends bien compte qu’il apprécie cette accueillante tradition. Alors il la refuse rarement, quitte à pisser sur Ararat tous les litres de çay absorbés. Il n’est pas amateur de thé, trouvant même le goût pas très agréable. L’intérêt pour lui n’est donc que social et il deviendra bientôt aussi thermique.

Sous cette grande tente, il s’est passé quelque chose d’extraordinaire mais personne ne l’a remarquée, ce qui est assez normal ; à chacun ses obsessions… Hervé était en train de discuter avec Estéban et il s’est aperçu au bout d’un long moment que lui et sa jolie compagne Gamze portaient tous deux des vêtements très lumineux, très colorés. Il est resté quelques minutes avec cette remarque intérieure sans guère d’importance apparente, autre que de considérer la belle lumière qui se dégageait plus de leurs visages que de leurs teeshirts. Puis son regard se porta sur Metin qui était à leur côté. Et là, ce fut un choc, une incroyable révélation. Le rouge éclatant du teeshirt de Metin s’emboitait parfaitement avec le bleu flamboyant de Gamze et enfin le orange pétard d’Estéban. Et de la place qu’Hervé occupait, dans l’ordre parfait du drapeau arménien, le même que celui caché au fond de son sac. Il en fut sidéré. Synchronicité ? Là, l’homme sceptique qu’il est, flirtait avec la certitude. Il eut dès lors la conviction qu’il avait un rendez-vous important avec le peuple arménien.

Et comme si ces trois anges n’avaient pas un langage assez explicite, Gamze la bleue tenait dans ses mains un feutre bleu et elle avait de l’encre bleue plein les mains. Étonnant, non ?!

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Le camp 1 se situe à 3350m. La première journée fut bien riche mais elle était loin d’être terminée. S’est-elle vraiment terminée, d’ailleurs ? Je n’en suis pas convaincu, du moins si on considère que c’est le sommeil qui fait alterner le jour et la nuit.

Dès la fin d’après-midi, on a rapidement commencé à apprécier les vêtements chauds prêtés par Metin qui avait inspecté scrupuleusement notre sac deux jours auparavant. Le camp 1 est un vaste terrain à flanc de montagne où on sent qu’à l’évidence chacun est en quête d’horizontalité. Des petits terrasses de quelques mètres carrés permettent à des tentes de se poser de façon à peu près stable. Des grandes tentes pour manger, pour discuter. Des plus petites pour dormir, pour les plus chanceux. Je ne dis pas que certains couchent dehors mais seulement que tous ne trouvent pas le sommeil, ce qui fut le cas d’Hervé.

Arrivés au camp 1, nous nous sommes installés. Le camp se divise en espaces réservés aux différentes compagnies de guides. Nous n’avons donc pas eu besoin de monter nos tentes cette fois-ci. On n’aura pas ce confort au camp 2. Ces camps sont des endroits propices aux rencontres hors-norme. Hervé fut attiré par des mots de sa chère langue maternelle. A l’étranger, on est sensible aux sonorités qui nous sont familières. Une gentille famille composée de Béatrice, Gilles et leur fils Pierre ont à leur service deux guides, un cuistot et une équipe de muletiers. C’est aussi cela, la haute montagne, à savoir pour certains, un très luxueux loisir. Hervé a du mal à canaliser son jugement social, moral et politique. Quand il y parvient, alors il retient qu’ils font pertinemment prospérer l’économie locale d’une région assez pauvre comme le Kurdistan. Malgré le choc de culture qui sépare ces grands bourgeois et le poète décroissant, on passa de très agréables moments en leur compagnie.

La soirée a commencé par un copieux barbecue entre Metin, Zehra, les muletiers et nous. J’étais évidemment convié à couper le pain et je reçus les premiers assauts de la convoitise de Metin. Hervé sourit et je me sentis mollement protégé. A d’autres reprises durant l’expédition, Metin tenta sur un ton taquin de me prendre et de me garder. Hervé avait bien envie de lui faire un cadeau mais ce ne pouvait être moi. Je fus flatté par son récit de quelques bouts de la longue histoire qui nous unit depuis 24 ans. Metin comprit et cessa définitivement de jouer à « je te le rends, je te rends pas ». De retour à Dogubayazit, Hervé lui offrit ses lunettes de glacier.

Au barbecue du premier soir, les Russes n’étaient pas invités et l’écart a continué de se creuser entre nous. Parmi les trois hommes qui s’occupaient des chevaux, il y avait Djengiz très souriant et sympa. Hervé a plus particulièrement apprécié Nursin. C’est notamment lui qui a apporté sa tablette Apple et qui nous a montré Ekrem (un des guides des français) en train de chanter et danser au camp 1 lors d’une récente expédition. Très belle ambiance dans cette tente.

C’était très étonnant de constater l’omniprésence de la très haute technologie tout au long du trek. D’abord, la montagne est totalement connectée aux réseaux téléphone et internet. Turkcell couvre la zone, quelle que soit l’altitude. Ce qui fait que Metin et Zehra sont très souvent en train de discuter au téléphone. Ils sont tous deux équipés de matériel pour recharger leurs batteries. Metin a même un chargeur solaire avec des capteurs qu’il expose sur son petit sac à dos. Quant à Hervé, le choc fut grand de constater en fin de première journée qu’il avait très mal géré sa charge de batterie pour le caméscope. Le tournage du sommet pouvait en être gravement compromis. Il en conclut qu’il lui fallait cesser de filmer tout le second jour. Quelle frustration ce fut, tant il y avait de belles prises de vue. Mais le cinéaste en herbe accepta sans broncher la contrainte qu’il venait de s’imposer. La conscience de l’enjeu l’emporta aisément.

En fin d’après-midi, il pompa quand même un peu sur la batterie pour interviewer Ekrem, le guide des Français. Il est kurde et turc. Très sympa et souriant, érudit et parlant très bien français. Le caméraman s’enhardit et tenta de l’interroger sur le tabou du génocide. Un peu embarrassé, Ekrem accepta de parler. L’interview était vraiment très intéressante et c’est à contrecœur qu’on écourta l’entretien à cause de la batterie du caméscope. Comme la plupart des Turcs, l’un des arguments majeurs en faveur du déni, c’est que la guerre c’est bien triste et qu’il est hélas normal qu’il y ait des morts de part et d’autre. Si on résume, on entend souvent ceci : « Oui, les Turcs ont tué des Arméniens mais aussi des Arméniens ont tué des Turcs ». Quitte à choquer les partisans arméniens, je dois dire que cette affirmation est historiquement assez juste. Pendant la première guerre mondiale, un nombre conséquent d’hommes arméniens ont choisi le camp des Russes plutôt que celui de leurs persécuteurs ottomans. Comment le leur reprocher dans ce premier conflit mondial ? Ce qui est pernicieux dans cet argument de réciprocité militaire, c’est qu’il manifeste une perverse confusion entre une lutte armée entre deux peuples, faisant ainsi une totale abstraction des massacres de populations civiles. Or, le génocide arménien, c’est de cela qu’il est question. C’est un projet très élaboré d’éradication d’une ethnie minoritaire en Turquie. Le gouvernement au pouvoir en 1915 a savamment planifié l’extermination des Arméniens, les envoyant sur les routes en direction des déserts syrien et irakien. Certains furent massacrés en chemin avec des armes blanches ou à feu, mais la plupart moururent de faim, de soif ou de dysenterie au cours de ce criminel exil.

Avec Ekrem, Hervé est un peu entré dans la polémique. Il a tenté de se comporter comme je suppose un bon journaliste le ferait. Mais il n’est pas journaliste et n’a pas l’intention de conserver cette neutralité. Sa subjectivité aura une place dans le film qu’il prépare. Après cette courte interview d’Ekrem, il a coupé la caméra par économie mais la discussion s’est poursuivie. Quelques secondes plus tard, l’intervieweur évoqua le chiffre de 1,5 million d’Arméniens tués. Là, il a dit : « Un million et demi, ça, non ! »

On a revu Ekrem de nombreuses fois aux camps 1 et 2 du mont Agri, car il lui déplaisait de le nommer Ararat. C’est un homme charmant et instruit. Mais comme pour la majorité des Turcs, il y a un angle mort dans sa vision. On peut donner à cette cécité sélective, le nom de propagande. Un siècle d’endoctrinement, cela laisse forcément des traces.

Vu l’efficacité de cette manipulation de masse, dans son projet d’extermination des Juifs, Hitler avait dit à ses généraux : « Oh vous savez, il y a trente ans, les Turcs ont exterminé les Arméniens. Qui s’en souvient aujourd’hui ? » Cette vision cynique des dirigeants nazis impose cette question : Le génocide juif aurait-il eu lieu si tous les gouvernements du monde avaient unanimement reconnu et dénoncé le génocide arménien ? Persévérer dans le déni du génocide juif aurait le même effet sur d’éventuels exterminations ethniques à venir.

L’angle mort, c’est une constante dans toutes les cultures du monde. La cécité ne porte juste pas sur les mêmes sujets. Avec arrogance, pas seulement en Occident, on aime se croire à l’abri des manipulations de masse. Mais telle la grenouille qui se ramollit tranquillement dans l’eau tiède de la marmite, nous baignons dans un confort absurde et coupable. Bien avant que cette eau chaude ne bouille, la grenouille perd ses facultés de réaction, de résistance. Quand sera-t-il trop tard ?

Il a fallu un demi-siècle pour que le gouvernement français reconnaisse enfin les crimes de guerre perpétrés par l’armée française en Algérie. Plus récemment, une majorité du peuple américain s’est laissée manipuler et convaincre qu’il y avait des armes de destruction massive en Irak, justifiant ainsi l’entrée en guerre des USA. Relayés par les médias de masse, l’administration Bush de l’époque a réussi un nouveau putsch mental sur une grande partie des esprits du monde.

Qui prétend être à l’abri de la manipulation mentale ?

49.

Au camp 1 de l’Ararat, on aurait pu attribuer à cette première nuit de totale insomnie, une grosse gamberge de ce genre. Peu à peu obsédé par ce film qui s’empare de son esprit, cela mouline à fond dans la tête de l’artiste humaniste. C’est indéniable, les pensées n’ont cessé de s’entrechoquer cette nuit-là. Mais la principale cause de son incapacité à dormir est l’altitude. En France dans les très hauts refuges alpins, le plus souvent, il dormait très peu ou pas du tout. Là, il faut ajouter l’inconfort, le sol dur, le froid. Hervé se leva tôt avec l’espoir de récupérer la nuit suivante. Mais elle n’aurait lieu évidemment pas à l’altitude de la première mais à 4200 mètres, cette fois.

Parmi les nombreuses questions nocturnes de cette longue veille, il y en a une qui se posait sous forme de dilemme. Il devenait urgent d’y répondre. Au petit matin, il n’avait toujours pas pris de décision. Fallait-il parler à Metin du drapeau caché dans son sac et de son intention de le déployer ostensiblement au sommet ? Hervé avait considéré les risques pour lui et pour son guide. Il semblait qu’il y en avait davantage pour Metin. En fin de matinée, Hervé choisit un moment de pause pour s’adresser à cet homme avec qui il commençait à tisser un lien d’amitié.

Chacun assis sur un rocher, en présence des autres, il lui exposa sobrement son intention. Mauvais choix probablement, que d’avoir des témoins à notre conversation. Metin écouta et fit preuve de compréhension quant aux intentions de son client français. Mais il dit clairement « Don’t do it ! » Il exposait les risques auxquels Hervé avait déjà pensé depuis deux jours. On ne pouvait les nier. L’audacieux proposa de les minimiser en organisant une discrétion au sommet. Cet argument ne tenait pas. Dans sa tête, cela se bousculait ; Hervé était perdu. Il envisageait de renoncer. Puis non, il envisageait de le faire à l’insu de tous. Mais c’était trahir. Oui, non. Non, oui. Quel moment difficile ! Metin voyait l’évidente tristesse de l’arménophile. Mais il ne voulait pas compromettre son business dans une affaire politique. La guerre, c’est le passé. Il faut oublier tout ça. Et puis, dans les guerres il y a des morts de part et d’autre. C’est triste mais c’est comme ça…

« - Parce que tu penses Metin, qu’il s’agissait d’une guerre ?! Entre deux camps armés ? »

50.

Hervé ne pensait vraiment pas entrer avec Metin dans la polémique entamée la veille avec Ekrem. Mais de fait, ils ont parlé politique. Et ce fut assez long. Une demi-heure peut-être à palabrer, à faire ce foutu distinguo entre un conflit entre deux armées et un exil forcé accompagné de massacres de populations civiles. Et je sentais peu à peu que ces arguments touchaient le cœur sensible du Kurde. Les paroles d’Hervé étaient entrecoupées par des mots dont il ignorait le sens. Mais il se sentait intuitivement soutenu par les paroles que Zehra adressait à Metin dans leur langue. Le Français avait déjà discuté avec elle en anglais, de l’assassinat de son collègue Hrant Dink à Istanbul en 2008. Un jeune nationaliste turc a tué ce journaliste d’origine arménienne devant les locaux de son journal bilingue Agos.

Comme la plupart des Turcs, et même des Kurdes, Metin était très ignorant des faits. Mais Zehra, mieux informée, savait que la cause qu’Hervé défendait était juste. Je ne sais quel poids pesait l’apparent soutien de Zehra. Mais c’était clair, Metin était touché. Touché certes, mais aussi craintif et soucieux des enjeux pour lui et sa famille. L’avocat débutant comprenait la résistance du jeune père de famille. Proche de renoncer, Hervé était entré dans le débat de fond sans intention claire. Le combat intérieur qui se livrait en Metin était palpable. En partageant le dilemme de l’un, il était en train de contaminer l’autre. Metin demanda si Hervé était arménien. Il répondit simplement : « Non, je suis français. Je ne peux pas t’expliquer pourquoi j’éprouve tant de compassion pour le peuple arménien. Je ne sais pas pourquoi depuis que je suis gosse, sans rien savoir de ce pays et de ce qui s’y est passé, j’y pense avec une vive émotion. »

L’émotion était là, plus forte que jamais. Contagieuse par-delà l’espace, le temps et l’idée qu’on peut se faire de qui ou quoi est sensible à ces choses-là. Je fus, je suis, je serai ému, touché dans mon âme d’acier.

Sur son rocher d’Ararat, Hervé était prolixe ce matin du deuxième jour. Dans un silence parfait, même les Russes semblaient bouleversés par ce qui se passait, même s’ils comprenaient mal l’anglais. Le Français enchaîna : « J’ai très à cœur d’offrir ce cadeau aux Arméniens. C’est une petite chose, un symbole. Je ne sais pas pourquoi c’est si important pour moi, Metin »

A ces mots, quand les larmes sont venues aux yeux de celui qui les prononçait, Metin s’est précipité dans une phrase simple et claire : « It’s ok Herve, you will do it »

Le petit prince était bouleversé. Apparemment plus sensible à sa tristesse qu’à celle des Arméniens, Metin posa un acte peut-être plus courageux que celui d’Hervé. Depuis cet instant, ces deux-là sont devenus proches comme des frères. Quand Metin prononça cette phrase généreuse, son frère resta hébété, silencieux, les yeux pleins de larmes, réprimant les sanglots. Il a mis ses mains sur sa poitrine, l’a regardé dans les yeux. Je crois qu’il a dit merci. Je n’en suis pas sûr.

Quand nous avons repris la marche, cette émotion n’a plus quitté Hervé. Il est parti seul en tête et a laissé couler longuement ses larmes jusqu’au camp 2. Avant d’arriver, il a tendu sa main à Metin qui l’a prise. En reconnaissance, il a maladroitement voulu embrasser la main de son guide. Celui-ci a corrigé sa gaucherie et l’a transformée dans un geste plus propice aux coutumes kurdes. Leurs fronts se sont touchés, ce qui est conforme à l’amitié entre hommes, ici.

51.

Après avoir rapidement monté sa tente, Hervé essaya dans l’après-midi, de trouver le sommeil. Mais la tentative échoua une fois de plus. Dans la tente, de jour, la température alterne très rapidement entre très chaud et très froid selon qu’un nuage passe ou pas au-dessus de nos têtes. Et puis le vent est souvent violent ; il fait un bruit très dérangeant quand il cogne dans la toile de tente. Pendant ces quelques heures d’insomnie diurne, ses larmes ne se tarirent étonnamment pas. Il n’en comprenait pas très bien le sens. Une grande part de mystère continua de peser sur cette sensibilité spécifique.

En fin d’après-midi, il s’est levé et est allé tourner un peu dans les tentes pour le plaisir des rencontres. La veille au soir, nous avions passé d’excellents moments. Dans la tente des Français, ils avaient voulu voir les clips d’Hervé sur Youtube. Sans le consulter, ils avaient choisi « La chair de ta chair » http://www.youtube.com/watch?v=WqE6kQAHhjM et « Silence on tourne » http://www.youtube.com/watch?v=k6A2VslwzRQ. Quelle étrange sensation que de regarder sur le Mont Ararat, ces extraits de concert à Annecy il y a quelques années…

A 19h, dodo ? Non, le sommeil n’a toujours pas voulu de lui. Tard dans la nuit, les Russes ont fait du boucan. Ils parlaient fort sans se soucier d’autrui. Ne sachant pas l’heure qu’il était malgré les longues heures de veille, Hervé leur demanda si c’était l’heure d’y aller mais ils ne répondirent pas. Nous étions censés nous lever vers 1h du matin pour commencer l’ascension finale vers 1h30. Dans le doute, on se leva et on se prépara à partir. Quand Evgeniy dit qu’il était minuit, après avoir été surpris par cette réponse, Hervé considéra finalement qu’il était bien mieux debout qu’allongé. D’ailleurs, son mal de crâne cessa et il se sentit au chaud dans les vêtements prévus pour l’ascension. La lune avait un halo bleu très étonnant.

Il y avait de la lumière dans la tente des Français ; Hervé alla s’y asseoir en compagnie du cuistot qui préparait déjà le repas de ses convives. Il laissa le temps s’écouler. De temps en temps, il sortait pour voir si Metin se levait. Et il voyait les trois Russes debout dans la nuit à attendre. Je n’ai rien compris à ces gens tout au long des quatre jours partagés ensemble.

Entre temps, les Français ont déjeuné et sont partis. Hervé n’était pas sûr de la tente dans laquelle Metin dormait. C’était délicat de prendre le risque de réveiller d’autres personnes tant on sait à quel point il est difficile de trouver le sommeil. Mais apparemment j’étais le seul à ne pas le trouver du tout.

52.

Metin s’est levé vers 1h15. Il les trouva tous quatre debout, dehors, à l’attendre. Il s’est excusé auprès d’Hervé pour l’attente. Il ignorait qu’ils poireautaient tous depuis bien longtemps, lui qui était censé nous réveiller. Sur certains points, il craint un peu comme guide. Zehra nous a rejoints et nous sommes partis pour une longue et éprouvante ascension. Et c’était parti pour une troisième journée d’ascension sans sommeil.

Chaque matin, la cuisse gauche d’Hervé lui faisait mal. En fait, à chaque fois qu’elle était froide, elle était douloureuse mais très peu de temps. En un quart d’heure de marche, la douleur disparaissait.

La pente fut raide dès le départ du camp 2. La difficulté de départ ne laissait guère de doute sur l’épreuve de jour. Le froid avait poussé notre guide à espacer considérablement les pauses. Progresser dans la nuit à la lampe frontale est une sensation étrange et plaisante. Le montagnard de Savoie l’avait connue à quelques reprises mais cette nuit-là, il n’était pas à l’aise. Le cumul de fatigue et l’absence de sommeil l’incitaient à faire preuve d’une très grande vigilance, à mesurer chaque pas. Mais elle ne suffit pas. Dans un passage rocheux délicat, il perdit l’équilibre et sa tête heurta le rocher. Il fut retenu par quelqu’un et Metin se trouva rapidement à ses côtés. La douleur était vive mais Hervé sentit rapidement qu’il en serait quitte pour une bosse sur la tempe.

Avec prudence, nous avons repris la progression. Pendant l’ascension nocturne, le blessé pensa longtemps qu’il n’atteindrait pas le sommet. Il en éprouva une grande tristesse. Respirer était pénible, marcher coûteux. A chaque pause, il choisissait un bon rocher, s’asseyait ou s’allongeait quand c’était possible. Il éteignait sa lampe et fermait les yeux, tentant de retrouver un souffle réparateur. Chaque pause faisait un bien fou.

Puis des lueurs ont annoncé le lever du jour. Notre voie étant orientée sud-ouest, le soleil se levait derrière Ararat. Ce qui nous permit de voir une sublime ombre parfaitement triangulaire s’étendre au loin derrière nous, plein Ouest. Le relief de l’Ararat peut faire parfois oublier que c’est un volcan. Mais la perfection de l’ombre du cône fut vraiment pour moi une très magnifique vision qui rappelle cette réalité volcanique. Dans le montage final, le film commence avec cette magnifique image.

A la lumière de l’aube, le paysage devint de plus en plus majestueux. Depuis le début de l’ascension, nous n’avions jamais vu le petit Ararat. Ce petit volcan à proximité du grand n’apparaît que très tard sur le parcours. L’effort physique à bientôt 5000 mètres rendait difficile d’apprécier la marche et le paysage. De jour, les pauses devenaient fréquentes car nous en bavions. Les névés se firent plus fréquents, puis moins espacés et finalement, le glacier nous tendit les bras. Au lever du jour, Hervé avait repris confiance. En chaussant les crampons, il savait qu’il allait pouvoir aller jusqu’au bout. Une vague d’émotion l’envahit encore. La marche sur le glacier est plutôt facile au début. C’est au cours de ce court répit que lui vint une idée bien meilleure que celle qu’il avait eue au réveil à Dogubayazit.

53.

Un seul drapeau, ce n’était pas assez. Quel beau message ce serait que main dans la main, on brandisse deux drapeaux, un arménien, un turc. L’utopiste se mit à rêver de cette union-là. Il s’en confia à Metin qui ne s’y intéressa pas. Zehra avait un autre soucis plus présent : Aller au sommet. À l’évidence, elle souffrait. Mais elle irait jusqu’au bout, c’était sûr.

Sur le glacier, Hervé repéra un randonneur qui portait une écharpe aux couleurs turques avec le croissant et l'étoile bien en évidence. Il allait tenter sa chance. Puisqu’il devait le faire seul, il lui fallait au moins acquérir l’objet complémentaire de l’union. Avant la dernière pente, très raide, il y a un petit plateau. Nous avons marché ensemble avec Metin et Zehra. Notre guide s’est adressé à Hervé et a dit quelque chose en anglais qu’il ne comprit pas bien. Metin a dit de poser le sac sur la neige, a parlé du drapeau et de la caméra. Hervé prit peur. « Mais tu avais dit que… » Metin le rassura ; il n’avait pas changé d’avis. Probablement pour alléger son frère dans l’ascension finale, il avait voulu qu’il abandonne son sac dans la neige pour le reprendre ensuite au retour.

La dernière pente est vraiment raide. 15 mètres, une pause pour respirer. Puis 10 autres mètres et une autre pause. Quelques milliers de petits pas font un long chemin. Nous sommes tous arrivés au sommet du mont Ararat. L’arrivée fut un peu décevante pour Hervé. Le Turc à l’écharpe refusa de lui prêter son trophée. Il pensa que ce rêve qu’il avait formulé, peut-être d’autres que lui le réaliseraient. Puissent ces mots ou son film donner envie à certains de le réaliser.

Et puis il était troublé par la configuration du relief. On ne savait pas vraiment si on était au sommet. Un autre promontoire plus à l’Est donnait une ambiguïté quant au but ultime. Mais Metin semble maintenant soucieux du retard pris sur l’horaire et après ces 1000 mètres de dénivelé positif, il a bien en tête les 2000 mètres de dénivelé négatif qui attendent ce groupe de lambins que nous formons.

Pour rester digne de la confiance de son guide et rester discret, Hervé s’éloigne au nord où personne ne va. Il doit faire la trace dans une neige un peu molle sur environ 200 mètres pour voir l’Arménie en contrebas. Il est alors désorienté. Convaincu qu’il était de voir Yerevan, des villes, peut-être même ce petit pays dans son entièreté, il avait tout faux. La vue est superbe mais pour voir ce qu’il pensait voir et plus encore, il faudrait aller sur le promontoire, ce sommet secondaire qui est encore loin plus à l’est, peut-être deux heures de marches supplémentaires pour aller et revenir. Avant de comprendre cela, il revient au sommet assez chargé de randonneurs goûtant leur victoire. Metin dit que le sommet, c’est là où nous sommes et que l’autre promontoire, nous n’irons pas. Il prend ses responsabilités de guide et personne ne les conteste. Alors Hervé file à nouveau s’isoler vers le nord pour faire ce qu’il a à faire.

De jour comme de nuit, dans la marche et dans l’insomnie, il avait imaginé bien des scenarios mais aucun ne se réalisa. Son ami Jean-Luc lui avait encore rappelé récemment dans un mail, la nécessité de prévoir le mouvement de caméra et éviter les hésitations, les va-et-vient. Les critiques de son premier film doivent lui être utiles pour le second. Mais là, au sommet de l’Ararat, tout se passa dans la précipitation. On l’entend dans le film, dès que la caméra démarre la séquence d’enregistrement, Metin siffle et crie « Herve ! » Cette pression, cette urgence contrarièrent le filmeur filmé. Il aurait tant aimé prendre son temps, se recueillir. Mais il avait déjà baigné dans un tel flot d’émotions pendant trois jours, peut-être était-il préférable de ne pas mettre à l’écran un autre déferlement émotionnel.

Puis ces cris, ces sifflets de Metin,  peut-être était-ce sa manière d’être présent lors de cet événement. Hervé pense qu’il en avait envie. Et aujourd’hui, il aime regarder cette séquence et entendre sa voix crier cinq fois son prénom.

54.

Le plaisir d’arriver procure une énergie qui perdure pendant les premiers temps du retour. D’autant que le glacier est facile et rapide à descendre. Le sourire retrouvé pour quelques instants, Hervé rejoint Metin sur le plateau/glacier avec une idée qui a eu un peu de temps pour mûrir. Il lui dit qu’en fait, son projet n’est peut-être pas tant une histoire propre à l’Arménie. Car la solidarité qu’il manifeste pour les Arméniens, il pourrait tout autant le faire – et il le fait parfois – pour les Palestiniens, les Tibétains, les Kurdes… C’est avant tout une affaire de justice.

Il aurait pu ajouter d’autres causes comme la protection des zones de source, le respect de la nature, l’égalité de droits, une juste répartition des richesses, l’éducation de qualité pour tous… La liste est longue. Il y a de quoi faire pour s’aligner individuellement et collectivement sur ce qui lui semble être les lois de l’Univers.

Les péripatéticiens philosophaient avec leurs pieds. On peut penser en marchant mais en déchaussant les crampons, l’homme fatigué ne tarde pas à avoir la pensée courte. Le plus dur était-il fait ? Pas sûr. 2000 mètres à descendre après tant d’effort, cela ne mérite pas réflexion ; cela exige d’innombrables petits pas. Il n’y avait plus qu’à les faire sans se poser de question. Et ce fut dur, très dur. La descente est brutale pour le corps. Les pauses sont apaisantes. A chacune, l’insomniaque des hauteurs avait l’impression que le sommeil aurait enfin pu le prendre, assis ou couché. Mais voilà qu’à chaque reprise, c’était comme si sa cuisse gauche s’était déjà refroidie. Ce refroidissement douloureux qui était à l’échelle d’une journée d’effort, avait changé de mesure.

Hervé redoutait qu’il n’y ait qu’une très faible pause au camp 2. Ces 2000 mètres lui semblaient monstrueux. Les 1000 premiers furent très pénibles. La toux d’altitude indiquait que ses poumons n’avaient pas du tout aimé être rationnés en oxygène.

Arrivés au camp 2, Metin annonça une heure pour démonter les tentes et se préparer à repartir. Ce sera deux, finalement. Ce repos fit beaucoup de bien aux organismes éprouvés. Hervé pensait avoir de raisonnables espoirs de dormir mais rien n’y fit. 4200, c’est niet !

Au moment de quitter le camp 2, Metin se rend compte que les Russes se sont barrés devant sans prévenir. Il a les nerfs. Quant au Français, il fait le parcours camp 2 - camp 1 sans sac à dos. Il avait demandé à Metin s’il y avait de la place sur les chevaux. C’était convenu entre eux que s’il était fatigué, il pourrait se débarrasser de son sac. C’était inclus dans leur deal. Or, Metin demande un peu d’argent pour les muletiers. Cette minime entorse au contrat déplût à Hervé et cela le contraria pendant la première heure de marche vers le camp 1. Reposé par une petite heure allongé au camp 2, il péripatétise en marchant vers le camp 1 et trouve une belle opportunité de faire ce qui lui est souvent difficile de faire : accepter son ami tel qu’il est, l’accepter avec ce qui le dérange, en l’occurrence, sa petite vénalité de commerçant. Et le calme revient.

Arrivés au camp 1, nous reprenons possession de nos tentes déjà installées. Hervé va se coucher dans la chaleur du jour. Metin lui apporte gentiment une assiette dans sa tente. Il la mange allongé. Va-t-il enfin bientôt trouver le sommeil après trois jours de veille ?

Ce qui ne fut pas possible à cette altitude à l’aller, le fut enfin au retour. La fatigue eut enfin raison de cette excessive vigilance qui explique en partie peut-être sa longue insomnie. Au matin, il était heureux d’avoir enchaîné quelques heures de sommeil et il était en assez bonne forme. En se promenant dans le camp, il entendit le délicieux gazouillis de sa langue maternelle. A moi, il m’était plus familier encore. Un important groupe de Suisses s’apprêtait à monter au camp 2. Hervé sympathisa et on lui dit qu’il fallait d’urgence qu’on lui présente Bénédicte avant que le groupe s’en aille. La jeune femme et lui passèrent donc quelques minutes très agréables pendant lesquelles ils échangèrent leurs adresses mail afin qu’elle lui communique ultérieurement de nombreux contacts puisqu’elle avait passé plusieurs années à travailler en Arménie avant de retourner dans notre Suisse natale.

Tout guilleret, Hervé reprit son sac pour descendre au camp de base où la camionnette nous attendrait dans quelques heures. L’ambiance est joyeuse. Nous arrivons au bout de l’épreuve. C’est fini. Les Russes se dérident. Avec Evgeniy, nous nous moquons gentiment de Sergueï qui s’est alourdi d’un gros paquet de pierres. De vulgaires pierres volcaniques. Comment vulgaires ?! s’auto-corrigea l’arménophile. Les Arméniens seraient heureux d’en posséder une, se dit-il. Alors il en prit quelques-unes. Mais le poids l’incita en complément de 4 petites pierres, à remplir un sac de sable gris. Tous sont déjà dans le minibus alors il vide vite fait les noix de cajou dans les mains de Zehra et file remplir le sac plastique d’autres fruits, ceux de l’érosion d’Ararat.

55.

De retour à Dogubayazit, la douche fut une priorité absolue et un plaisir immense. Hervé n’avait  guère de temps avant que Metin vienne le chercher. Il avait changé de casquette ; il n’était plus son guide mais son ami, son frère. Pendant les deux jours où nous restâmes nous reposer, Metin fit preuve d’une très grande générosité.

A 14h, il passa nous prendre à l’hôtel Erzurum qui appartient à son oncle et qui est normalement fermé car en travaux. N’y résident provisoirement et gratuitement que nous et une famille syrienne réfugiée. Quand Metin arriva, alors commença un très étrange manège. Un rituel de purification ? Une initiation ? Tout commença par le barbier. Hervé pensait juste l’accompagner ; le kurde a une barbe drue qui justifie largement de la confier à un pro après quelques jours de laisser-pousser. Il insista pour que son nouvel ami passe sur le siège à côté de lui. Hervé accepta. Jamais personne ne lui avait coupé la barbe. Au début, c’était plutôt doux et agréable. Quand il lui coupa les poils du nez et des oreilles, c’était déjà moins drôle. Puis les Kurdes ont une tradition un peu barbare. Le barbier sort une espèce de fil à peine plus épais qu’un fil dentaire. Il le double et le tient entre ses mains mais aussi entre ses dents. Il s’approche du visage et arrache avec son « arc » les petits poils du haut des joues, du bas des yeux. Cela fait un mal de chien. Au cri du citadin, Metin rit aux éclats. Lui, subit le même sort mais sans broncher. Le Français accepta ce jeu qui devait avoir un lien avec une démonstration de virilité, il supposa. En fait, il rit et cria en même temps. Au passage, il dit aïe, quand le barbier toucha la tempe, blessée la veille. À la fin, le barbier appliqua une sorte d’eau de Cologne qui lui arracha la gueule. Un peu brutale, cette expérience pileuse. Mais ce n’était que le début d’un rituel aussi rustre que gentil.

Ensuite, nous allâmes au hammam en voiture, bien que la durée du trajet ne le justifie pas. Mais Metin voulait probablement montrer sa luxueuse acquisition. Il voulut écouter le CD qu’Hervé lui avait donné, son deuxième album qui venait juste de sortir. Il l’introduit dans le lecteur de la belle Volkswagen. Le premier morceau, c’est bling-bling. Il demanda ce que racontait la chanson. Hervé le lui expliqua et malgré la démonstration de clinquant en cours, il ne se sentit pas concerné. Metin est un homme fier qui s’y prend très efficacement pour satisfaire son énorme besoin de reconnaissance. Pour être considéré, respecté, les signes extérieurs de richesse ici, c’est une modalité incontournable pour ceux qui en ont les moyens. Mettant en veille ses convictions politiques, Hervé n’entendait pas sortir son discours psychosocial et écolo. Il le laissa faire son show qu’il trouva très attendrissant. Il ne voulait pas gâcher ce beau moment de détente et d’amitié. Metin avait enlevé sa casquette de guide ; il n’y avait plus de client et le Kurde est devenu plus généreux encore. Nous n’étions plus que deux amis qui se découvraient enfin en dehors d’un deal commercial.

Avant d’entrer dans la voiture, il avait fallu la nettoyer car elle devait être nickel pour entretenir son aura sociale dans Dogubayazit où il est sans nul doute, un homme important. Aux premiers jets d’eau et de savon, Hervé était à l’intérieur de la voiture. C’est étrange, cette interprétation qu’il formula que tout devait être lavé, purifié après notre expédition. Tout ce à quoi il était invité avec Metin, allait pourtant dans ce sens. Nous allâmes donc au hammam.

Le lieu est déjà très luxueux mais nous nous déshabillons dans le carré VIP. Metin veut le meilleur pour lui et pour son invité. Partout où nous allons, il se montre très exigeant sur le service.

Après ces quatre jours d’effort et de conditions spartiates, le hammam est un délice pour les corps. Bien que je ne rouille pas, je suis exclu de cet univers humide. Pour les deux compagnons, c’est le sauna, puis la piscine. Metin confie humblement à son ami, sa peur de l’eau. Mais il la domine en apprenant à nager. Bien que débutant donc maladroit, ce gentil flambeur donne un cours de natation à deux ados avec qui nous passons un fort sympathique et surréaliste moment de pédagogie.

Puis vient le moment du massage. Hervé adore les massages mais que doit-il attendre d’un massage traditionnel kurde ? Cela commence en douceur, évidemment, mais… Oui, le début se déroule en appliquant un gant humide avec fermeté et douceur. Puis rinçage avec des seaux d’eau tiède. Ensuite, huile ou savon, cela mousse un peu. Puis les mains du masseur gagnent en fermeté et font du bien et du mal aux muscles durcis. Les cris et les rires se fondent dans la satisfaction de Metin qui éprouve l’intello avec amusement. Rinçage à l’eau tiède. Puis, c’est la tête. Aïe, sa tempe ! Rires. Rinçage à l’eau tiède. Hammam, rinçage à l’eau tiède. Il est rincé.

Le maillot enfilé dans la VIP room, on l’enlève dans une cabine en échange de la serviette n°1. La n°2 vient nous couvrir le torse, la n°3 la tête. On se dirige alors vers de très confortables fauteuils couverts de la serviette n°4. La n°5, c’est pour couvrir les jambes et la n°6, les pieds. Puis le çay et l’eau fraîche. Magnifiques moments de complicité entre amis. Pour Metin, il est hors de question que son frère participe aux frais. Pendant les deux jours passés à Bayazit, l’étranger ne parviendra jamais à payer quoi que ce soit.

Après le hammam, Metin a des affaires à régler et Hervé marche en ville dans l’espoir de trouver un teeshirt avec le Mont Ararat dessus. Le peu d’exemplaires qu’il voit ne lui plaisent pas et il n’a pas envie d’avoir explicitement l’association Ararat/Turquie affiché sur son torse.

Le soir, nous sommes allés faire un barbecue dans un lieu étonnant. Cela ressemble à une grande terrasse de restaurant ; on y trouve des serveurs. Mais ce qu’ils servent c’est surtout du service. Très peu ou pas du tout de nourriture. Ils apportent le brasier pour les grillades et nous sortons notre pique-nique cru. Tigre et Euphrate sont les deux grands fleuves de Mésopotamie. Ce sont aussi les prénoms des enfants de Metin. Sa femme est très belle et très discrète. Au cours de cette délicieuse soirée familiale, Zehra offrit à Hervé un chapelet coranique en perles. Très beau cadeau.

Puis, c’était convenu, Hervé sort la guitare et il leur chante quelques chansons. Zehra demande s’il connaît Patricia Kass alors il fouille dans sa mémoire et lui joue des bouts de Mademoiselle chante le blues. Petit avant-goût de la fin de soirée qui se passera devant l’hôtel Erzurum. Le gars qui s’occupe de l’hôtel en réfection s’appelle aussi Metin. Toujours souriant et affable avec Hervé, quand il le voit arriver avec la guitare, il lui demande de jouer. On s’assoit sur le muret central qui caractérise la rue principale de Bayazit et il demande si on peut jouer cette vieille chanson, grand symbole de la résistance italienne puis mondiale : Bella ciao. Chantée en kurde, ce n’est pas anodin pour un peuple en résistance sous domination turque. Quel beau moment, visible sur Youtube ! http://www.youtube.com/watch?v=zvuyBXzv5Bw

Malgré l’envie de reprendre la route, on avait besoin de ces deux jours. Le dernier soir, Metin est passé nous voir pour une dernière rencontre. Nous sommes allés dans un lieu surprenant, une sorte de tripot gentillet où les hommes boivent des jus de fruit avec des noisettes qui flottent dans le verre. Malgré les évidents excès de certaines lois castratrices de l’Islam, l’interdiction de l’alcool crée des climats sociaux assez intéressants. Voyager à travers le monde permet d’observer cela aussi. Dans ce bistrot ludique et bon enfant, on joue pour un paquet de cigarettes, pour savoir qui paiera les verres. Les Turcs sont très joueurs ; les Kurdes pas moins. Hervé apprécie la gestuelle des joueurs. Il y retrouve une finesse mêlée parfois de brutalité, un cocktail comportemental comme il en a observé en Afrique.

L’ambiance est détendue, presque enfantine, même si certains sont mauvais joueurs. On joue principalement au okey, ce jeu traditionnel turc qui ressemble au rami mais surtout à sa version plus moderne, le Rummikub. Metin gagne ; il a tout pour lui, on dirait. Tard dans la nuit, nous nous quittons à l’hôtel Erzurum qui commence à prendre fière allure car les travaux avancent bien.

La loi des lointaines rencontres est souvent rude. Reverrai-je Metin ? Non, jamais. Hervé quant à lui, entretiendra sûrement ce lien fraternel.

56.

Reprendre la route nous procura de très agréables sensations. Le majestueux Ararat nous accompagna pendant un long moment. Bien qu’Erevan ne soit qu’à quelques dizaines de kilomètres à l’est de Dogubayazit, nous partîmes plein nord pour ce nécessaire détour d’un petit millier de bornes par la Géorgie. En Turquie, quand on longe la frontière arménienne, on peut ressentir le vieil antagonisme qui persiste entre ces deux pays. Les miradors, les barbelés, ces centaines de kilomètres de bande frontalière gardés militairement pas les Américains côté turc et par les Russes côté arménien. De la rupture, le symbole le plus fort, du moins le plus esthétique, est peut-être ce pont détruit sur la rivière Akhourian. Hervé s’arrêta longuement à Ani, ce magnifique site historique arménien en ruine. Il le filma. C’est un passage assez émouvant du deuxième long-métrage qu’il réalisa au cours de ce long voyage de quatre mois. Les deux mois passés en Arménie, c’est l’histoire d’une extraordinaire rencontre avec un peuple, mais c’est aussi la fantastique histoire d’un film, la première étant relatée dans la seconde.

Arrivé dans la nuit à la capitale arménienne après une longue journée de marche et de stop, on n’avait pas de contact fiable. Juste des liens par Internet sur le site Couch Surfing. Il fallait donc se connecter sur la grande toile pour savoir si un des contacts avait communiqué ses coordonnées. Hervé a donc pensé aller dans le centre-ville pour trouver une connexion. La première personne à qui il s’est adressé est un gentil Monsieur qui l’a pris par le bras pour l’emmener down-town Yerevan. Tous deux avaient bien du mal à se comprendre mais le Français réussit à lui dire qu’il avait surtout besoin d’une connexion Internet. Alors ils ont rebroussé chemin et sont allés chez l’Arménien. Il passa son PC mais le francophone avait bien du mal à trouver l’@ sur le clavier. Il ne l’a d’ailleurs pas trouvé, mais est cependant parvenu à copier/coller son adresse trouvée sur un site qui parle de lui.

Peine perdue car ni Arminé, ni Nina n’avait donné de nouvelles depuis trois jours. Hervé avait  pensé pouvoir dormir dans la cour qui semblait très accueillante. Mais Murad ne le voyait pas ainsi. Nous nous comprenions assez mal mais on sentait en lui une grande gentillesse. Cependant nous ressortons en ville pour je ne sais quoi. Hervé lui fait comprendre qu’il cherche un endroit pour poser sa tente. Alors il lui montre un endroit un peu pourri où il dit qu’on peut y dormir sans problème. Mais Hervé trouve l’endroit trop exposé. Alors il le remercie, attend qu’il parte pour ne pas le vexer, puis cherche un autre endroit. On se sentait bien inspiré par ce quartier alors on erra dans la nuit, on chercha, tournant un peu en rond. Puis Hervé ouvrit une porte en fer qui donnait sur une cour. Il s’y installa. Alors que la tente n’était pas encore finie d’être montée, Hervé reconnut Murad qui par signe indiqua de laisser la tente et de monter sur une terrasse où Susan sa maman, préparait un lit. Hervé reconnut maintenant le lieu qui lui était vaguement familier. Les lois de l’apprivoisement sont subtiles. Le baroudeur se sentit comme une petite bestiole sympathique qu’on recueille mais dont on ne veut pas s’encombrer. Le petit clébard s’en va la queue basse mais revient un peu plus tard. Puis on s’attendrit et on ouvre sa porte, un peu, puis un peu plus, puis tout à fait.

Comme la Zico house de Beyrouth, la maison des Evjikyan fut le pivot de tous les déplacements de ce long séjour en Arménie. Hervé ne tarda pas à trouver ses marques. Son camp de base était très hospitalier et familial. Il fut rapidement considéré comme un enfant de la famille. De là, il pouvait rayonner en étoile dans tout le pays. Quand il partait en reportage en province, Murad et Susan insistaient bien pour qu’il leur promette de revenir dès son retour à Erevan. Ce qu’il fit volontiers à chaque fois.

57.

Matériellement et socialement, les marques furent confortablement prises très précocement. Hervé rencontra très tôt de nombreuses personnes prêtes à l’aider dans la réalisation de son film. Dès son retour en Suisse, Bénédicte rencontrée sur les flancs d’Ararat, lui communiqua de nombreux contacts qui lui furent extrêmement utiles pour avancer dans le projet. Le fait qu’elle ait bossé pour l’association KASA à Gyumri nous ouvrit des portes déterminantes. Presque toutes les personnes importantes interrogées dans le film découlent de ce réseau, de ce fil qu’Hervé tira de la pelote de laine découverte lors d’un court instant au camp 1 du mythique cône volcanique, en territoire turc.

Pour autant, là où on manquait de repère, là où l’inconfort était massif, c’était sur le fond et la forme du projet. De quoi on va causer ? Avec les quelques clichés qu’Hervé avait sur l’Arménie, la question du génocide avait été une trompeuse évidence. Les premiers contacts avec le pays et sa population dissuadèrent rapidement le cinéaste débutant de faire un film de plus sur ce drame vieux d’un siècle. Pourtant, bien qu’il ne puisse être le sujet du film, il n’était pas question non plus d’occulter le génocide des Arméniens. Ce peuple semblait avoir envie qu’on parle de ce qu’il est maintenant. Et ce désir fut entendu et respecté, sans faire abstraction de ce qu’il fut et de ce qu’il sera. Il fallait cependant à l’auteur, trouver le point de convergence entre le besoin actuel du peuple arménien et ce qui pouvait être fortement chargé de sens pour lui-même. Sur le fond, il fallut bien quelques semaines avant d’y voir clair sur l’enjeu du film.

Ayant travaillé pendant des années sur la guérison individuelle, le psychothérapeute fut rattrapé au fil des ans par son militantisme humaniste. Ce cheminement aboutit à élargir le concept de résilience individuelle à celui de résilience des peuples. Le film « Arménie, terre de résilience » est un écho au livre paru en 2015 « Moi et la crise mondiale. Vers une humanité résiliente ? »

Quant à la forme, il restait une question simple à laquelle il fallait répondre. Et il était peu probable qu’un débutant puisse y répondre simplement. Comment on fait un film ?

Le premier était encore tout frais, datant du mois dernier. Il s’était réalisé avec une grande fluidité, sans préméditation et en seulement deux semaines. Pourquoi se prendre la tête, alors ?! L’intention est parfois bloquante. A partir de quand doit-on penser à la structure d’une œuvre ? La question se pose autant pour un film que pour un livre ou toute autre forme de création. Malgré son expérience, Hervé sembla démuni devant la tâche effrayante qu’il s’était attribué.

Il lui fallut se faire un peu violence pour se lancer dans le cœur de la capitale et tout simplement interroger les passants et les filmer. Se lancer dans l’action est une bonne manière de vaincre l’inertie. De même qu’il est facile de vaincre la page blanche en la noircissant, avec n’importe quoi. Il est plus facile d’améliorer, de corriger un brouillon que de faire émerger une brillante idée du chaos. Or, il faut un peu de modestie pour pondre un brouillon. Si tant est qu’on puisse paradoxalement briller par sa modestie, Hervé ne semble pas très doué pour l’humilité.

Cependant, le vide et le ridicule, il ne les craint plus guère. Le vertige artistique de ces premiers temps en Arménie disparut quand il se lança dans le montage, sans avoir encore une idée précise du sujet et la structure du film. Par tâtonnement, il savait que les approximations du début seraient corrigées au fur et à mesure, quitte à recommencer, à restructurer encore et encore. Bien qu’ayant naïvement prévu un mois de présence dans ce petit pays, il était prêt à prendre le nécessaire temps de tâtonner.

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En Arménie, un peu comme partout mais là bien plus qu’ailleurs, Hervé fit de formidables rencontres. Le film doit beaucoup à ces personnes exceptionnelles. Elles sont nombreuses sur le générique de fin. Parmi ces êtres d’une grande richesse humaine, il faut citer Vartan Petrossian. Pour une raison inconnue, Marina, son ex-épouse tenait beaucoup à ce que Vartan et Hervé se rencontrent. Vartan est une star dans son pays d’origine. Franco-arménien, il partageait son temps et sa carrière artistique entre ses deux pays. La rencontre eut lieu lors du mariage du frère de Nina. Toch s’est marié en grande pompe comme le font souvent les Arméniens d’Arménie, quitte à s’endetter pour de nombreuses années.

Lors de la première rencontre avec Vartan, la star était attablée avec des amis et trônait en grand seigneur. Il se dégageait de lui un évident charisme. Hervé est en général assez rétif vis-à-vis des gens en représentation, ces personnes qui s’éclipsent derrière leur personnage. Certes, l’égo de Vartan pouvait sembler envahissant. Pourtant, contre toute attente, Hervé fut séduit par le séducteur. Il devinait chez ce grand gaillard imposant, une singulière noblesse chevaleresque. Ils se sont revus quelques fois, notamment lors d’une après-midi d’octobre, c’était au Ani Plazza Hotel. Hervé aimait souvent y venir pour y rencontrer Nina ou pour y travailler au calme en jouissant d’une bonne connexion Wifi.

Comme la plupart des Arméniens rencontrés, Vartan était touché par la présence d’Hervé dans son pays et par l’intérêt qu’il portait à son histoire. Le fait qu’un homme non arménien consacre quelques mois de sa vie à faire connaître et aimer son peuple lui plaisait. Et puis l’artiste ne pouvait être insensible à la forme esthétique de l’hommage rendu à sa culture. C’est justement de cette forme qu’il voulait discuter avec l’auteur. Hervé avait hâte de lui montrer le montage et recueillir ses critiques avisées.

C’est ainsi qu’ils passèrent quelques heures ensemble à regarder le montage à mi-parcours (environ trois quarts d’heure du début du film) et à échanger des idées pour améliorer l’œuvre en cours de réalisation. Cet échange fut très nourrissant pour les hommes et pour le film. A la fin de leur entretien, Vartan demanda à Hervé ce qu’il pouvait faire d’autre pour l’aider. Ce dernier réfléchit à la généreuse question. Après un temps de silence réflexif, il dit qu’il avait prévu d’inclure à la fin du film, une chanson qu’il avait créée spécialement. Hayastan jan était déjà écrite et composée. En revanche, les conditions d’enregistrement étaient assez primitives. Une piste voix et une piste guitare sommairement captées via le micro incorporé du Mac, la qualité sonore était médiocre. Et puis avec une bonne orchestration, c’eut été une belle manière de terminer le film. Hervé rêvait notamment d’un duduk, ce hautbois à anche double, fait de bois d’abricotier, au son si chaud et pénétrant.

Tu cherches ta mère ; tu ne la trouves pas.
Tu veux un père qui guiderait tes pas.
Comme il serait doux de vivre en harmonie,
Mais tu es orphelin, enfant d’Arménie. 

HeupvoumeM ko dzerkin, diptchoumes im sertin
Kez Siroumem, Hayastan jan

Ne t’enferme pas dans ton triste passé.
Ne l’oublie surtout pas, mais il faut avancer.
Tu as mille raisons de perdre la foi.
Pourtant tu résistes ; j’aime entendre ta voix. 

HeupvoumeM ko dzerkin, diptchoumes im sertin
Kez Siroumem, Hayastan jan

Ils ont si longtemps mis le joug à ton cou,
Les Ténardier d’Istanbul ou Moscou.
A vivre dans le noir, en priant ton dieu
Quand vient la lumière, elle fait mal aux yeux. 

HeupvoumeM ko dzerkin, diptchoumes im sertin
Kez Siroumem, Hayastan jan

Tu as appris à compter sur les doigts
De grandes mains qui ne sont pas à toi,
Nourricières, protectrices et brutales à la fois
Mais au bout du compte, tu dois compter sur toi

HeupvoumeM ko dzerkin, diptchoumes im sertin
Kez Siroumem, Hayastan jan

Tu as trois mille ans et tu es si petit.
Enfant millénaire et jeune apprenti
Tu as la force et la fougue de la puberté
Es-tu enfin prêt pour la liberté ? 

HeupvoumeM ko dzerkin, diptchoumeS im sertin
Kez Siroumem, Hayastan jan

Petit prodige, surdoué et boudeur,
Tu ne sais pas quoi faire de tes peurs ;
Te renfermer et serrer les poings
Ou bien ouvrir ton cœur et tes mains ? 

Je touche ta main ; tu touches mon cœur
Je t’aime, Hayastan jan 

Si la terre tremble encore et si le tonnerre gronde
Petit Prince du Caucase, viens découvrir le monde !
Il y a des renards à apprivoiser
Je bénis nos chemins qui se sont croisés

 HeupvoumeM ko dzerkin, diptchoumeS im sertin
Kez Siroumem, Hayastan jan

59.

Vartan est musicien. Chanteur, pianiste, guitariste, trompettiste, il est aussi comédien, humoriste, imitateur, danseur. C’est un artiste complet qui monte des shows d’une grande qualité. En France, la diaspora dit de lui qu’il est le Coluche arménien. Hervé lui trouve aussi beaucoup de similitude avec Bedos. Vartan Petrossian ne mâche pas ses mots pour dire tout haut, sur scène, ce que les Arméniens pensent tout bas, pétris de peur dans un pays gangréné par la corruption. Au moment de notre rencontre, Vartan était pour quelques mois en Arménie et se produisait tous les lundis au théâtre Sundukyan d’Erevan. Il avait invité Hervé qui s’était réjoui de s’y rendre en compagnie d’Arus, son interprète préférée. Cette délicieuse et brillante gamine de vingt ans fut extrêmement aidante pour le travail de sous-titrage et de traduction. Étudiante mais aussi journaliste pigiste, ils s’étaient rencontrés lors d’une interview. Elle l’avait interrogé Hervé suite à une conférence chantée qu’il avait faite à l’Alliance Française. Ils étaient partis plusieurs fois ensemble en reportage et un vrai lien d’amitié s’était tissé et maintenu par-delà le temps. Au théâtre, nous étions au premier rang et Vartan avait manifesté le souhait qu’Hervé filme une partie de son show. Cette partie est pour plusieurs raisons extrêmement émouvante. Vartan y réalise une performance qui ne s’était jamais faite auparavant en Arménie. Ce n’était apparemment pas dans la culture arménienne de faire chanter à l’unisson le public dans un spectacle. Vartan tenta le coup avec succès. Comme tous les lundis, la salle était pleine à craquer. Les émouvantes images de cet événement sont présentes dans le film.

A la fin du spectacle, avec Arus, nous sommes allés saluer l’artiste. Vartan présenta à Hervé son pianiste. Samvel devait se charger des arrangements de Hayastan jan. Vartan quant à lui, s’occuperait du studio ; il prenait tout à sa charge. Quelle classe ! L’enregistrement devait avoir lieu le mardi 22 octobre 2013. Il y a des dates qui marquent plus que d’autres. La veille, les deux amis étaient censés être chacun, en représentation à Erevan. Vartan, sur scène comme tous les lundis, ne serait hélas pas présent pour la première projection du film.

Dans l’après-midi, Hervé peaufina les derniers détails du montage. Puis dans l’après-midi, il tenta en vain de joindre Vartan au téléphone. En général, il était assez réactif mais là, il ne répondit pas. On avait pourtant besoin d’avoir des informations pour le rendez-vous du lendemain au studio d’enregistrement. On marcha un peu en ville, jusqu’au Ani Plazza où on vit comme souvent Nina, fidèle à son poste au guichet touristique de Hyur Service. C’est là qu’on apprit le drame.

60.

Hervé n’avait pas écouté les nouvelles dans les médias ; il ne le faisait presque jamais, ne comprenant pas grand-chose à la langue arménienne malgré des efforts soutenus pour communiquer dans cette langue indoeuropéenne si difficile à apprendre. C’est donc par la voix de Nina qu’on apprit le grave accident de notre ami.

La veille, son véhicule en avait percuté un autre sur l’autoroute qui le ramenait à Erevan. Il y a des morts et des blessés graves. Vartan est dans un état critique aux soins intensifs. Par-delà le drame pour les victimes et leurs familles, commence alors une campagne de diffamation qui va faire passer Vartan pour un chauffard ivrogne et criminel. Malgré son état de santé et les soins médiocres qu’on lui accorde, Vartan est rapidement mis en détention provisoire. C’est le début du cauchemar. Un cauchemar que nous allons devoir suivre de loin, très mal informés, puisque nous quittons le pays dans les jours qui suivent.

Ce pays limitrophe est loin d’être un état où l’information circule librement. Même Facebook est interdit en Iran. Hervé souhaitait vivement s’y rendre avant de rentrer en France. De plus, il avait fait en Turquie de laborieux efforts pour obtenir un visa pour la république islamique d’Iran. Un signe récurent l’incitait à aller découvrir ce pays, cette culture. La récurrence constatée était que les gens qui ne connaissent pas l’Iran en disent beaucoup de mal, alors que ceux qui y sont allés en disent beaucoup de bien. Il voulait voir par lui-même.

C’est dans ce climat de drame que l’on quitta l’Arménie.

61.

Dans un premier temps, Hervé fut ménagé dans la transition entre les deux pays. A la frontière, Vahé lui mit gentiment le grappin dessus. Cet adorable Arménien d’Iran l’avait repéré lorsqu’il marchait vers le poste de douane et il souhaitait lui parler. Ils firent connaissance pendant les longues formalités douanières et Vahé ouvrit de grands yeux curieux quand le Français lui dit ce qu’il venait de faire en Arménie. Vahé milite activement à Téhéran pour faciliter la reconnaissance du génocide des Arméniens. Il voulait absolument regarder le film avec les amis de son association et nous emmener au club Ararat. Il nous emmena déjà à Téhéran. Pas loin de mille kilomètres, cela laisse du temps pour tisser un germe de lien amical.

Lors de nos sympathiques pauses routières, j’aimais montrer l’habileté qui était peu à peu en train de faire de moi un expert.  Dégoupiller les grenades est un art subtil. Hervé a fait de ce fruit une passion dévorante. De fait, il les dévore. Vahé l’inspira pour les dévorer de façon plus jubilatoire encore, à pleine bouche. La grenade est un fruit technique. Autant pour le gourmand que pour le couteau. La bouche et la lame doivent habilement se coordonner pour que le plaisir soit à son apogée. Nous devenons très bon dans cet art. Mais le mérite en revient surtout aux terres généreuses d’Arménie ou d’Iran.

Dans la voiture, avant d’arriver à la capitale, Vahé demande où il doit nous déposer. Là, Hervé sort un plan B qui ne le réjouit pas. Cette alternative est liée à son étrange rencontre avec Anna, la psychiatre parano d’Erevan. Malgré leurs différences majeures, ils étaient restés en contact. Hervé ne la vit qu’une seule fois mais elle avait tenu à lui envoyer des mails, à entretenir le lien. Elle se disait admirative de son travail. Il se peut qu’elle fût amoureuse. Toujours est il qu’elle lui avait donné les coordonnées d’un très bon ami à elle qui avait fait ses études à Erevan. Avec ce Morteza, nous avions échangé quelques mails. Il avait même appelé une fois quand on était encore en Arménie et qu’on disposait alors d’un téléphone mobile.

Après avoir passé un moment dans l’appartement de Vahé, nous nous sommes rendus tard dans la nuit à un point de rendez-vous. La transmission « du paquet » avait quelque chose d’étrange. Difficile d’identifier de quelle nature était la bizarrerie. Pourtant – Vahé s’en est confié plus tard – il avait ressenti quelque chose de semblable. Il a même dit que dès le premier coup de fil, il avait pensé que ce type n’est pas normal. Hervé aurait dû s’en douter, vu qu’il est très intime avec une femme dont on peut légitimement suspecter qu’elle est psychopathe, bien que psychiatre.

Morteza nous a emmené chez lui. Dans son petit et laid appartement du quartier Azadi, il régnait une chaleur étouffante qui devait plaire aux cafards. Il met le chauffage à fond 24 heures sur 24 et dit qu’il fait très froid. Je suppose que là où il dort (à même le sol, à côté du poêle à gaz), il doit faire dans les 35 ou 40 degrés. Nous, on dort dans la pièce vide à côté et la chaleur y est déjà pénible. De plus, toute la nuit, la lumière « éteinte » s’allume toutes les 15 secondes. Mise à part la singularité de ce très bel homme fort bien vêtu, il n’est pas le seul Iranien à nous avoir semblé particulièrement frileux.

Le lendemain matin, nous partons ensemble à son bureau. Il semble occuper un poste élevé au ministère du tourisme et du patrimoine. Là, il semble clair qu’il voulait devant ses collègues, exposer le Français comme un trophée. La suite, je préfèrerais ne pas m’en souvenir. Pour le moins, il me serait pénible de la narrer. Je préfère puiser dans le récit à chaud du carnet de voyage de mon compagnon de route.

62.

Mardi 29 octobre, Chalus, Iran

La mer est calme. Le soleil brille et il fait délicieusement chaud. Apparemment tout va bien. Sauf que je suis à deux doigts de foutre le camp de ce pays où je me sens mal, de plus en plus mal. Ecœuré, même ! Face à la mer Caspienne, j’ai un peu mal au cul assis sur mon rocher. Je pars sans avoir complètement vidé mon sac. J’en ai pourtant lourd dans la calebasse…/…

Mercredi 30 octobre, Tonekabone

Après m’être baigné et avoir écrit quelques lignes, je me suis quand même senti un peu plus léger. J’ai repris la route et un jeune homme m’a emmené 100 km plus loin. Bien que j’aie mis les choses au clair avant de monter dans sa voiture, il a voulu que je lui paye le trajet au sortir de la voiture. Il m’a gonflé quelques minutes puis je suis parti un peu plus en colère. Il faut dire que depuis mon départ de Téhéran, j’ai accumulé les galères. En dix heures, j’en ai eu dix fois davantage qu’en trois mois de voyage. Le contraste est ahurissant. Il a commencé à se manifester depuis ma journée de merde à Téhéran. Au cours de ces trois mois, je n’avais jamais vu des gens se battre dans la rue. Il règne dans cette ville, un climat délétère. La violence est toujours latente et parfois patente.

Une image plus dérisoire me vient : Dans un pays où la séduction est un crime, le visage des femmes apparaît dans la petite fenêtre de ces voiles noirs qui les couvrent de la tête aux pieds. Portant le deuil d’elle-même ou pour le moins, de leur féminité, ces femmes semblent conserver le désir de plaire. Mais qui décide d’une chirurgie nasale ? Elles ou leurs maris ? Je l’ignore mais je souris ironiquement à chaque fois que j’observe un pansement sur le nez de ces femmes qui étalent cette pathétique contradiction. En quelques jours, j’en ai vues beaucoup de ces ridicules sparadraps sur l’arête des nez. 

Je ne me sens pas agressé par ces fadaises de chirurgie esthétique. En revanche, d’une manière générale, les gens se comportent ici dans la rue de façon incroyablement égocentrique. Il n’y règne aucun respect d’autrui et cela, j’en souffre. C’est chacun pour sa peau. Speed, il faut être le premier à passer. Même une vieille dame doit laisser passer une voiture, voire reculer pour lui céder le passage, faute de se faire rouler dessus. Les accidents de la route et de la rue sont innombrables. J’en vois tous les jours. Certes, les grandes villes se prêtent au jeu pitoyable de cette jungle impitoyable. Mais des villes, j’en ai vu beaucoup dans ma vie, et dans de nombreux pays du monde. Téhéran pue la haine. Il y règne plus spécifiquement un climat de suspicion d’une grande rareté. Je ne prendrai qu’un exemple pour illustrer cela. En fin de journée, après avoir subi l’immonde épreuve du métro et de ses compartiments masculins, je suis revenu au ministère pour y retrouver Morteza. Mais cette administration était fermée et je n’avais pas réussi à joindre son fonctionnaire par téléphone. Devant les grilles fermées, je demande à un passant si je peux appeler Morteza. « Quel Morteza ? Je ne le connais pas, moi. C’est quoi son nom ? Je ne connais pas son nom ; je n’appelle pas » J’insiste un peu. Il prend son téléphone et me dit de rester là. Il s’éloigne en me maintenant à distance. Après vingt mètres, il me fait signe de le suivre. Il est à une autre grille du ministère. Il y entre et me dit de rester dehors. Quelques minutes plus tard, il revient et me dit que Morteza va venir me chercher. Ce qu’il fit, effectivement.

Rien de grave ne m’est arrivé depuis quatre jours dans ce pays. C’est juste un climat relationnel dégueulasse qui ne me procure aucun plaisir. Dans cet univers hostile, pourquoi rester ? Quel sens conserve mon voyage si je ne peux avoir de relations de qualité, a minima cordiales et pourquoi pas, amicales ou fraternelles ? Je ne suis là que pour cela. A Téhéran, la quasi-totalité des transactions que j’ai eues ont été l’objet d’arnaques en tous genres. Même la guichetière du métro a trouvé le moyen de prétendre que mon billet de 50 000 rials était un billet de 1000. Dans un tel contexte, mes ressources pour gérer la mauvaise foi sont maigres. La foule, le speed, et surtout mes cruelles carences linguistiques ne me permettent guère de me défendre contre ces incessantes agressions abstraites. Lundi soir, j’étais très en colère et très frustré de me trouver dans une situation de victime impuissante. Heureusement, j’ai passé une soirée agréable avec Vahé et Harmik, mes potes Arméniens. Ils voulaient voir mon film. Ils semblent très intéressés. Comme je dois le traduire en anglais au fur et à mesure, nous n’avons pas pu le voir en entier. La fin ce soir, peut-être.

Hier matin, j’ai donc quitté Téhéran en accumulant les conflits dont certains avaient pour base des malentendus. J’ai commencé à me rendre compte que l’autostop en Iran, ce serait très compliqué. Après deux lifts très conflictuels à la sortie des voitures, j’ai pourtant été encouragé par un lift où on ne m’a pas demandé d’argent. Deux musiciens m’ont dit qu’ils allaient à Chalus. Mais au bout de quelques minutes, nous nous sommes arrêtés dans un lieu étrange et accueillant où nous avons mangé cette excellente soupe de lentilles (goûteuse mais pas très digeste). Puis les deux junkies ont sorti leurs pipes à haschisch et se sont adonnés à leurs artificielles branlettes neuronales. Je ne sais dans quelle mesure l’interdiction de l’alcool et la pénalisation de sa consommation et son commerce, accroît la consommation des autres types de drogue.

Très sympas ces deux gars. Non seulement, ils ne me demandent pas d’argent mais en plus ils m’en donnent. L’un d’eux a sorti d’un sachet, de vieilles pièces de monnaie dont certaines datent disent-ils de 1880. Il m’en a donné une quinzaine. J’ai voulu filmer ce lieu surprenant et une fois de plus on m’a dit de ne pas filmer. Même dans le métro, je n’ai pu faire de prises de vue.

Puis les deux zicos aux yeux rougis par le shit ont changé d’avis. Ils ont fait demi-tour. Encore quelques incompréhensions et leurs bonnes intentions à mon égard, se transforment en nouvelle galère. Et me voilà presque au point de départ, alors que je me croyais déjà tranquillement déposé au bord de la mer Caspienne.

En fait, j’attends très peu. Il y a toujours quelqu’un pour m’emmener quelque part. Mais il faut payer. Je fais le maximum pour mettre les choses au clair mais il n’y a pas pire sourd que celui qui ne veut pas entendre.

Après cet étrange va-et-vient avec les deux junkies, j’ai fait trois bonnes heures de route avec deux hommes souriants et bruyants. Sur la route, nous avons pris un jeune homme qui a sorti un billet. Inquiet, je me suis adressé au chauffeur pour vérifier une fois de plus s’il n’était pas un taxi. « Tuman nist » ai-je dit pour confirmer qu’il n’y avait pas d’argent en jeu. Souriant, il m’a rassuré.  « Help » a-t-il dit en anglais. Mais ce mensonge devait se payer cash à l’arrivée car il réclama comme les autres, du pognon. Je tins ferme une fois de plus, avec le sentiment de légitimité qui me venait d’avoir tout fait pour qu’il n’y ait pas d’ambiguïté. Mais là, ça a tourné vinaigre car il a voulu faire pression en impliquant d’autres hommes qui tous exigèrent que je paie. Ma colère était bien élevée et je ne voulais pas céder. Encouragée par la demi-douzaine de mecs autour, ce connard prit de l’assurance et commença à devenir très menaçant. Au premier contact physique, j’ai été très ferme et menaçant à mon tour. Quand il a voulu à plusieurs reprises prendre ma guitare, j’étais prêt à lui péter sa sale gueule. Il a senti ma détermination. Il a quand même réussi à ouvrir une fermeture éclair de ma banane où se trouve mon argent. Est-ce à dire que nous en sommes venus aux mains ? Nos mains ont effectivement remplacé nos paroles inutiles. Mais aucun coup n’est parti. J’ai dit qu’il pouvait faire venir la police s’il le voulait. Il m’a pris aux mots et a voulu que j’entre à nouveau dans sa voiture. N’y ayant aucun intérêt et ne m’y sentant pas en sécurité, j’ai refusé. Puis je me suis barré. Il m’a suivi mais son intox ne m’impressionna pas. Il s’est lassé de son harcèlement et l’incident fut clos.

Mais j’étais dans un état émotionnel abominable. J’ai marché. Je pensais marcher jusqu’à la mer et me vider de mon stress mais la mer était en fait assez loin et j’ai donc dû me résoudre à tendre à nouveau le pouce malgré l’adversité que rencontre ce mode de transport. J’ai quand même réussi à arriver en bord de mer, à me faufiler entre ces putains de villas privées qui empêchent le peuple d’avoir accès au patrimoine mondial. Nager dans la mer m’a fait du bien. Poser quelques lignes de cette merde aussi.

A ce stade, je me suis donné quelques jours pour savoir si j’allais continuer ce voyage en Iran. Mais au bout de deux autres lifts merdiques, ma décision était prise : Fuck, je pars !

Pour comprendre ma décision, il faut considérer le dernier lift qui a rendu insensée à mes yeux, la poursuite de ce voyage. Avec le dernier conducteur, nous n’avons roulé ensemble que quelques minutes, une dizaine peut-être. Rapidement donc, la question de l’argent est revenue. Ma fermeté lui a fortement déplu. Ce connard aurait pu me laisser sur le bord de la route et nous en serions restés quittes pour un malentendu et quelques kilomètres à deux au lieu de les faire seul dans sa caisse. Mais il décida de quitter la route principale. Je n’en menais pas large, pensant qu’il allait trouver un coin tranquille pour me casser la gueule seul ou avec des potes à lui. Mais il nous a conduits tout proche à une centrale de transport. Voulait-il comme celui du matin, faire basculer le rapport de force en sa faveur ? Il était très insistant et menaçant. Un homme qui parlait anglais est intervenu et a tenté une médiation. Je me suis longuement expliqué pendant que l’autre continuait de vociférer et réclamer son indû. Au bout d’une vingtaine de minutes, le pseudo-négociateur a dit que je devais rester quelques minutes ici. J’ai demandé pourquoi et il a répondu, « le temps qu’on trouve une solution à ce différend ». Pourquoi pas, pensai-je. Mais quand je l’ai vu monter dans une voiture et se barrer, j’ai décidé de partir aussi, en marchant bien sûr. Mon soi-disant créancier m’a suivi en voiture, tentant de me couper la route. Mais il y avait un trottoir assez haut pour protéger mes jambes et il a fini par se lasser de son vain harcèlement.

Mais cette fois, ma décision était prise. Je ne rentre pas à Téhéran pour retrouver Vahé et partir avec lui à Ispahan. Je ne poursuis pas mon voyage en Iran. Je me barre, je fous le camp, je m’arrache de ce pays de merde !

Le soleil était déjà bas dans le ciel. J’ai pensé monter ma tente et passer la nuit dans les parages. Mais je voulais gagner quelques kilomètres, m’éloigner au plus tôt de ce lieu détestable. J’ai donc posé mon sac et ma guitare et j’ai nonchalamment tendu le pouce dans une attente ambivalente, mêlée d’espoir et de désespoir. Je n’étais plus là, j’avais perdu la présence. La colère avait enfin laissé place à la tristesse. Je regardais passer les voitures sans y prêter attention. Combien de temps s’est écoulé pendant cette relative léthargie ? Pas très longtemps, me semble-t-il mais je n’en sais rien, en fait.

Quand on fait du stop, on est naturellement attentif au flot des voitures. Quand l’une s’arrête, on s’en aperçoit très vite ; d’abord elle ralentit, on la suit du regard quand elle nous dépasse puis on la rejoint en marchant vite, par respect pour notre hôte. Jamais l’automobiliste vient à ma rencontre à pied pour venir me chercher. Mais la Peugeot blanche de Muhammad, je ne l’avais absolument pas vue. Le regard dans le vague, ce que j’ai vu, c’est un homme debout qui m’a interpelé. Ce que j’ai d’abord entendu avant de me retourner et le voir, ce sont ces paroles dans un mauvais anglais. Elles étaient douces et amicales. Hébété par cette rencontre extrêmement inattendue, je l’ai suivi jusqu’à sa voiture, vingt mètres plus loin. Sa jeune épouse nous attendait et nous sommes partis en direction de Rasht en longeant le bord de mer. Nastara a un rire très joli et généreux. Ce couple d’anges tombé d’on ne sait où m’a réchauffé le cœur, même redonné espoir. En moi, la décision de partir fut mise en cause.

63.

Vendredi 1er novembre, Téhéran

Ce jeune couple en voyage de noces m’a emmené dans la famille de Nastara. J’y ai été très bien accueilli. Nous avons mangé, chanté. C’était très bien. Muhammad et Nastara voulaient que nous passions quelques jours ensemble et pour le moins, qu’on se retrouve chez eux quand je passerais à Chiraz, un bon millier de kilomètres plus au sud. L’idée était plaisante mais je devais d’abord retrouver Vahé avec qui je devais aller à Ispahan dans la famille de sa copine Karine.

Muhammad insista pour m’emmener au terminal de bus. Il avait sûrement raison de me dissuader de rentrer à Téhéran en stop. Mais j’avais un peu repris confiance. Je cédai cependant sans résistance et j’achetai mon trajet avec les quelques toumans qui me restaient. Je devais d’urgence trouver de l’argent car tout se paie ici. Le don, la gratuité ne sont guère de mise en Iran, du moins au vu de ma courte expérience dans ce pays. Pour autant, Muhamad et Nastara venaient de relativiser cette piètre statistique.

Convertir des euros fut extrêmement compliqué. Sans l’aide de Muhammad, j’aurais eu énormément de mal à opérer ce change. Les cartes bancaires des pays du blocus sont naturellement proscrites ici. Je le savais et j’avais donc tiré des euros d’une banque arménienne à Gyumri. Encore une étrange péripétie administrative que je peux résumer par une vingtaine de signatures, une dizaine de tampons et une bonne heure de travail. Plus un billet de dix euros déchiré, que je n’arrive pas à refourguer. Dans le bureau de change iranien péniblement dégoté, on m’a refusé ce billet tout en tentant de me refourguer un billet bien plus déchiré que le mien. Anyway, je suis ressorti millionnaire. Pour 40 euros, je disposais d’un million et demi de Rials, à savoir 150 000 toumans. Ces chiffres facilitent grandement la confusion des étrangers et donc, les modalités d’arnaque.

Je suis parti de Tonekabone un peu requinqué. En acquérant 1,5 million de monnaie locale, j’avais pris le parti de poursuivre le voyage, malgré ma décision de la veille, peu avant qu’un ange passe. Mon moral n’était pas très haut mais je tentais de comprendre ce qui m’arrivait ici. Dans le taxi collectif qui me ramena à Téhéran, j’ai beaucoup réfléchi. Pourquoi suis-je si déprimé à l’idée que l’autostop ici, ce n’est quasiment pas possible, à moins d’y laisser sa santé psychique ou physique ? Pourquoi est-ce si grave de ne pas pouvoir voyager dans la gratuité, la solidarité, l’amitié ? J’ai plein de réponses à ces questions mais elles ne sont pas toutes intelligentes. Il y a forcément une part de rigidité dans le regard que je porte sur la façon dont je veux découvrir le monde. Quel foutu idéaliste, je demeure, pensai-je !

J’ai ainsi tenté de relativiser l’enjeu pour moi de voyager en autostop. Au fil des heures de trajet, je me suis peu à peu fait à l’idée que je pouvais voyager autrement, d’une façon plus « normale ». Mon rejet des normes est une norme qui semble être mienne. Il y a quelque chose de réactionnel dans cette affirmation quasi-identitaire. J’y reconnais un peu de la vanité arménienne. La frontière entre le compromis et la compromission est l’objet d’une quête plus fine encore, cette fois. Ainsi dans ce taxi jaune où j’avais mon ordi sur les genoux, j’envisageai d’inventer un mode de voyage compatible avec la culture iranienne. Pourquoi pas le bus, tout simplement ? Je l’envisageai. Pourquoi pas le taxi, j’étais dedans et ce n’est pas très cher. Je me dis aussi que ces conducteurs brutaux et vénaux, je pourrais aussi entrer en dialogue, en négociation sur le prix avec eux. Peu à peu, le calme revint. J’étais à nouveau dans le flux du monde, et non pas isolé dans le flux étroit du mien.

Arrivé à Téhéran, je prends un autre taxi, ce qui me coûte plus cher que les quatre heures de route que je viens de faire. Je me rends dans le quartier d’Arjantin où j’espère retrouver Harmik avec qui je ressens une très forte proximité. Cet homme est brillant et humble. J’ai beaucoup de plaisir à le retrouver dans cet étrange espace de luxe qu’est l’immeuble dans lequel son père a bâti pendant le règne du shah, avant la révolution islamique de 1978, peut-être pas un empire, mais apparemment une des plus grandes fortunes d’Iran. Joaillier de talent, son père a vu défiler dans ce temple du bijou, les « grands » de ce monde. Ce n’est pas très facile pour moi de me laisser aller à l’admiration de cet indéniable sens du beau. Mais je parviens quand même à apprécier le moment et le lieu, sans étaler ni renier mes convictions sociales et politiques. En fait, le moment et le lieu dont il est question là, il faut remonter à deux jours auparavant pour en saisir l’intérêt.

Nous étions dans cet immeuble chic mais sans plus, et nous sommes montés dans un appartement où travaillait son père jusqu’à sa mort, il y a deux ans. Là, nous avons commencé à regarder le film. Je traduisais pour eux en anglais, les parties en français. Ce qui fut assez long car souvent Harmik traduisait en arménien pour Vahé et Isabella, sa future épouse. A plusieurs reprises, Harmik avait dit qu’il devrait interrompre le visionnage pour aller fermer le magasin de son père. J’ignorais de quoi il parlait, pensant à une épicerie ou je ne sais quel autre genre de « store ». Il m’a fait visiter cet hallucinant palace qui rendrait humble un musée, cette caverne d’Ali Baba mais en moins bordélique. C’est extrêmement beau.

Deux jours plus tard, c’est donc dans ce lieu somptueux que je me rends dans l’espoir d’y trouver un peu de réconfort et d’amitié. Le gardien me reconnait et il me conduit dans la salle d’expo de cette fabuleuse bijouterie où défilent encore des stars d’Hollywood et des têtes couronnées. La sœur d’Harmik m’accueille gentiment puis son frère nous rejoint. Nous discutons, je me confie et vide un peu mon sac. Ils se montrent très empathiques. Puis Harmik m’emmène en voiture vers Ararat, un complexe sportif et culturel assez luxueux où se retrouvent les Arméniens. C’est probablement prioritairement ici que sera projeté « Arménie, terre de résilience » dès que la version arménienne sera disponible. En accord avec les autorités de la république islamique d’Iran, Ararat est d’une certaine manière un lieu d’Apartheid. Les musulmans y sont interdits. Il n’est pas question qu’ils soient témoins des infâmes débauches des Chrétiens, à savoir par exemple des jeunes femmes qui jouent au basket en short.

Puis Harmik m’a invité à dîner dans un très bon restaurant. Après nous sommes allés rejoindre Vahé pour regarder la deuxième partie du film interrompu l’avant-veille. J’ai déballé mon matos et j’ai cherché en vain mon disque dur externe. En retournant mon sac en tous sens, une angoisse me monte à la gorge pendant que ma recherche s’avère définitivement vaine. Dès lors – si je puis dire – je repasse le film. Pas celui qu’on m’a volé mais celui plus abstrait de mon périple mésaventureux vers la mer caspienne. En quelques minutes, j’identifie les voleurs. Ils sont deux et d’apparence fort sympathique. Ces deux fumiers de junkies, ces soi-disant musiciens généreux, ceux-là même qui m’ont offert des pièces de monnaie prétendument anciennes, ceux-là même qui semblaient faire exception à la puanteur de mes lifts iraniens. Ceux-là qui m’avaient redonné espoir en un voyage amical, en une rencontre sympathique avec les iraniens. Cette putain d’exception qui prétend confirmer la règle et voudrait justifier mon racisme devenu latent. Hélas, mes statistiques personnelles sont de plus en plus lourdes. Elles me poussent à l’amalgame, à généraliser abusivement.

Quand je prends conscience du larcin, tous les détails de l’arnaque me reviennent en mémoire. La voiture qui ne s’est pas arrêtée mais qui a reculé quelques minutes après m’avoir dépassé, le temps de monter le scenario. Il est assez malin, me dis-je pour rassurer mon ego qui aimerait s’épargner l’humiliation, quelques semaines après la publication de mon livre « Faire face aux gens de mauvaise foi ». Ne laissez personne abuser de votre confiance ! suggère le sous-titre du bouquin que je n’ai pas encore eu entre les mains, compte tenu de ma longue absence de France.

Quand nous nous sommes arrêtés dans cette espèce de resto-fumoir, je suis descendu avec le grand maigre aux cheveux gris pendant que le petit gros est resté en haut. Le restaurant Nahak est suspendu entre la route et une rivière qui coule en contre-bas. Avec le grand, nous sommes descendus au plus bas malgré le vent froid qui soufflait là. En très peu de temps, j’ai trouvé que l’autre tardait et je suis devenu méfiant. J’ai prétexté que j’avais oublié quelque chose dans la voiture et je suis remonté. Je suppose que le grand a appelé le gros pour interrompre sa fouille. C’est pratique les portables maintenant. J’ai donc croisé le gros en remontant. Il était trop tard pour éviter le vol mais pas assez tard pour qu’il s’aggrave. Je suppose donc que ma tardive méfiance m’a épargné de perdre l’ordinateur aussi. Le Mac coûte pas mal d’argent, certes. Mais quelle eût été la plus grande perte ? Dans mon disque dur, il y a parmi les 500 gigas occupés, le fruit de trois mois de travail, à savoir les centaines de fichiers qui portent les films que j’ai réalisés. Tous les rushes, tous les fichiers demontage, tout a disparu. On a volé « Arménie, terre de résilience ».

64.

Je suis effondré. Harmik et Vahé découvrent avec moi ce qui s’est passé. Après un moment d’abattement, mes amis envisagent une riposte. La version policière est vite abandonnée car considérée stérile et naïve. En revanche, ils pensent qu’on peut peut-être dealer avec les dealers. Ils imaginent alors un scenario que nous avons déroulé dès le lendemain. Nous sommes ainsi allés aux abords de Kanjar, au début de la route qui traverse les montagnes de la chaîne Elbourz. Là, j’ai reconnu le lieu et une discussion a commencé, surtout entre Vahé et le propriétaire du Nahak. Si on considère la façon de prononcer en persan, le nom de ce resto est une anagramme de « arnaque ». La stratégie envisagée était de proposer au serveur ou au propriétaire, de récupérer le disque dur dont ils tireraient davantage d’argent qu’en le revendant à la sauvette. Du moins, il était question d’en convaincre les voleurs, que le serveur – j’en étais sûr – connaissait.

J’ai aimé ce voyage avec mes amis qui voulaient payer de leur poche pour récupérer l’objet volé. Pour cette raison, cet aller-retour ne fut pas stérile. Certes ils sont arméniens. Mais je veux aussi ne pas faire abstraction du fait qu’ils sont aussi iraniens. Sur les lieux du vol, j’ai senti monter en moi une vague de violence. Si j’avais vu les voleurs, je leur aurais sans doute pété la gueule.

Vahé est sorti en dernier du Nahak. C’est au cours de ces quelques minutes d’attente dehors avec Harmik que Vahé a appris qu’il y avait eu deux morts ici la veille. Les débris de voiture étaient encore là. Pas d’autre crime qu’un accident de voiture, comme il y en a tant ici. Sur la route du retour (une trentaine de kilomètres), dans un de ces innombrables bouchons de Téhéran, nous avons vu pendue au crochet d’une dépanneuse, une autre voiture dans un état qui ne laisse guère de doute sur le décès de ses passagers.

Et je ne peux m’empêcher de penser à mon ami chauffard dont j’ai appris hier que son état de santé s’est aggravé. Le drame de Vardan, ce n’est pas seulement son précaire état de santé qui m’inquiète. C’est aussi qu’il a tué deux gosses en roulant à 160 km/h après une soirée bien arrosée. Quelle misère !

65.

Parmi les misères qui accablaient Hervé, l’une d’elles consistait à croire naïvement à la propagande médiatique qui accusait Vartan de crimes qu’il n’avait pas commis. Les preuves de son innocence furent connues bien plus tard.

Hervé était fatigué et malade. Dans les minutes qui ont suivi la découverte du vol, il a perdu sa voix. Il a continué à traduire le film pour ses amis puis une heure plus tard, il était vraiment très enroué et le lendemain, presque aphone. Quelques heures avant la perte de sa voix, il avait expliqué à Harmik ce qu’est le mécanisme psychosomatique. Il ne pensait pas à ce moment-là lui en faire une démonstration aussi concrète mercredi soir.

Il ne s’agit pas de prétendre vaniteusement que ce film fraîchement réalisé dans le pays voisin, est la voix de l’Arménie. Mais en revanche, il est indéniablement un porte-parole de la cause arménienne. Un porte-voix extérieur qui s’adresse à un monde sourd à l’histoire riche et dramatique de ce peuple si singulier. Chacun appréciera la symbolique de cette double perte.

Je ne suis pas inquiet quant au recouvrement de la voix de mon maître. Il se soigne. Et de toute façon, il rentre toujours malade d’un long voyage. Son corps décompense systématiquement quand la fin est proche.

Il semble à ce jour que le film n’est qu’au début de son histoire. D’une certaine manière, on dirait qu’il y a une dissociation entre l’œuvre et son auteur. En discutant par Skype avec Sarkis Shahinian ce matin, nous avons évoqué l’image d’un mandala, cette œuvre éphémère qui disparaît dans le souffle du vent. Une invitation peut-être à dissuader l’ego de s’approprier une œuvre. L’auteur pensait retoucher ce film à son retour en France ; il avait quelques belles idées pour l’améliorer. Là, c’était devenu presque impossible. Mais peut-être ce film doit-il rester intact. Il existe et il commence à circuler dans différents pays du monde. Le travail de traduction et de sous-titrage sera plus compliqué, moins propre ou esthétique mais il n’est pas impossible. Alors qu’y a-t-il de grave ? Pas grand-chose, vraisemblablement.

Quoi qu’il en soit, la décision de quitter le pays fut à nouveau prise lors du dernier coup de massue, et cette fois on s’y tiendrait. On part ce soir par le car de 23h. Direction le Kurdistan irakien. Un petit crochet à Van peut-être si le cœur y est, ce qui n’est pas bien sûr. Puis ensuite, on roule vers l’Europe.

Avant de quitter l’Iran, Hervé attendit son car, terré dans l’appartement réconfortant de Vahé. Le soir du départ, en rentrant très tard, Vahé avait fait durer le suspense. Il est arrivé tout péteux, pétri de culpabilité. Hervé était anxieux à l’idée de louper le car. Ce trop gentil Vahé est amoureux d’une nana qui le fait tourner en bourrique. Alors Hervé ne lui en voulut pas. Entre temps, Vahé avait été appelé par ce cafard de Morteza qui lui avait raconté quelques mensonges. Hervé mit en garde son ami vis-à-vis de cet homme qui paraît dangereux. Hervé exprima sa suspicion vis-à-vis de l’intérêt que Morteza prétend porter à l’association arménienne dont font partie Vahé et Harmik. Hervé n’avait pas cru bon jusque-là de dire à ses amis que Anna éprouve une profonde haine pour les Arméniens. Arrivés au terminus de bus, Hervé a pensé qu’il fallait qu’il le dise à Vahé et qu’il informe Harmik du danger que semble représenter ce pion servile du gouvernement iranien. La parano est-elle contagieuse ? Il se peut qu’Hervé passe d’un excès à l’autre. Mais… Avant le départ du car, après avoir discuté avec le chauffeur, Vahé m’a dit de n’accepter de jus de fruit que du chauffeur et de personne d’autre. On a évidemment demandé pourquoi. Because ! a-t-il dit avec une fermeté qu’on ne lui connaissait pas. La lourde insistance d’Hervé a cependant eu raison de son mystérieux silence. Gêné, il a fini par confier tout bas que l’on pouvait mettre de la drogue dans le jus pour abuser une fois de plus de nous. Avant le départ, il n’eut de cesse de nous confier aux bons soins des uns et des autres. Il semblait très inquiet. Pour une fois, Hervé trouve ces inquiétudes fondées. Voilà pourquoi, une fois n’est pas coutume, il fuit et assume sa fuite. Pour autant, fuir l’Iran pour se rendre en Irak, est-ce vraiment un signe de progrès chez ce fêlé qui n’a que moi pour se défendre.

66.

La traversée du nord irakien fut pleine de contrastes. Hervé n’avait pas imaginé traverser ce pays réputé dangereux. Mais ce sont ses amis kurdes qui l’incitèrent à ne pas craindre le nord du pays. D’autant qu’il était encore facile à l’époque d’obtenir un visa à la frontière du Kurdistan Irakien, état presque autonome et prospère. C’était quelques mois avant que l’État islamique proclame l'instauration d'un califat sur les territoires irakiens et syriens qu'elle contrôle. L’occupation et les raids militaires de Daech ont rendu depuis impossible ou suicidaire de s’y rendre. En novembre, 2013, on peut considérer que ce n’était pas très morbide de la part d’Hervé de vouloir rentrer en Europe selon cet itinéraire. Mais quand même, fallait quand même avoir l’esprit un peu tordu pour faire un tel choix après son détestable séjour en Iran.

Avant la frontière, lors des contrôles de police, il était le seul à qui on demandait de sortir du car. On l’emmenait dans une guérite, on lui posait plusieurs fois les mêmes questions. Le passeport était plusieurs fois épluché, page par page. Please, seat down ! Pas envie de rester assis ; on est dans cette position depuis la veille. Puis on le laisse seul dans la guérite en prenant soin de la refermer. Son expérience d’incarcération au Liban lui revient en mémoire. Il n’est pas encore sorti d’Iran. Il voit parfois les policiers sortir, marcher, parler entre eux. Certains s’embrassent. Ils le regardent. Lui, teste la porte ; elle n’est pas fermée à clé. Il ose sortir, reste très près de la porte afin de ne pas trop flirter avec la provocation. On le voit, on ne bronche pas. Puis un policier revient avec son passeport. Il lui repose les mêmes questions. Apparemment, le touriste français a bien appris sa leçon. Il connaît par cœur son nom et son prénom. Un flic le ramène au car mais il conserve son passeport. Le temps passe. Certains passagers s’impatientent et demandent à l’étranger qui il est, d’où il vient. Enfin, le flic remonte dans le car et lui rend son passeport avec un sourire, des excuses et une poignée de main. Le tout n’a duré qu’une vingtaine de minutes. On reprend la route sinueuse des montagnes kurdes.

A la frontière Ira(n/k)ienne, le chat échaudé ne se fait pas trop d’illusion sur un point : il ne fera l’économie d’un excès de méfiance. Tant pis ! Il est sur ses gardes, voire sur les dents.

Le car s’est arrêté pour la pause déjeuner. Lui, n’est pas allé manger avec les autres. Il a préféré bêtement ne pas se faire arnaquer sur le prix du repas. Ridicule ! Calimero boude dans son coin. Mais où est passé Kirikou ?

Tout le monde remonte dans le car. Maintenant, c’est l’épreuve des administrations. On peut supposer qu’ils sont moins pointilleux avec les passagers d’un car mais… Inch’voilà ! Les formalités furent longues mais pas démesurément pénibles. Les frontières sont des lieux extrêmement propices à l’abus de pouvoir. Pas mal de douaniers aiment faire vibrer leurs coucougnettes avec leur arbitraire migratoire. Les douanes sont souvent des lieux de tension où des décisions importantes se jouent. Bien que potentiellement très pénible, le modeste désagrément est l’attente. Pour un voyageur, les enjeux sont évidemment moindres que pour un migrant. Contrairement à l’accueil raciste qui lui avait été réservé au Liban l’an passé, Hervé ne se sentit pas victime d’un abus de pouvoir, cette fois. Le plus désagréable fut la fouille au corps, côté irakien (avec palpations dans l’entrejambe). Apparemment, c’est la cocaïne qu’ils cherchent. Le douanier a même scruté l’intérieur de la guitare. Pendant tous les contrôles, nous sommes accompagnés par un très aimable iranien, passager du car. Bien que très gentil et discret, le chat échaudé ne parvient pas à ne pas craindre d’être brûlé par de l’eau froide.

On douta un long moment d’être enfin en Irak. En fait, dans le nord du pays flottent les drapeaux irakien et kurde, ce dernier ressemblant beaucoup à celui du pays qu’on venait de quitter. Après trois contrôles d’identité, nous sommes arrivés à Sulaymaniyah vers minuit. Hervé redoutait ce moment. Le jeune homme affable à qui il ne parvenait guère à faire confiance, il lui demanda quand même de l’aide par moment. Il parlait un peu anglais. C’est à lui par exemple qu’il avait confié le soin de faire le change de son million iranien à la frontière. En arrivant dans cette grande ville qu’est Sulaymaniyah, il lui a demandé s’il connaissait un hôtel pas cher. Il a proposé de l’y emmener en taxi. Dans la voiture, il lui a demandé le prix de la nuit et il a répondu un chiffre qui dépassait la somme en dinars qu’on avait sur nous. En constatant l’embarras du voyageur étranger, il proposa d’aller dormir chez lui. On remercia et nous nous dirigeâmes vers ce chez lui qui est éphémère puisqu’il habite à Sanandaj en Iran et vient travailler en Irak de temps en temps. Ce « chez lui », c’est une pièce d’environ 5 mètres carrés où une douzaine d’hommes s’entassent avec trois niveaux de lits superposés. Les gars sont accueillants. Ils demandent à leur invité de jouer de la musique. Malgré sa voix refoulée, il leur chante quelques chansons. Ils sont contents. Nous mangeons et on s’ennuie ferme sans rien comprendre à ce qui se dit dans ce bouge enfumé où dix mecs sympas enquillent les cigarettes pour tuer leur propre ennui. Hervé attend donc qu’on aille se coucher. Il suppose qu’un bout de moquette lui sera accordé et il se prépare à une nuit pas cool.

Puis un homme arrive, à qui vraisemblablement on doit davantage d’égards. On identifie rapidement Azad comme le tôlier qui exploite ces jeunes travailleurs. Il demande le passeport de l’étranger et dit peu après qu’il ne peut pas dormir ici. A ce stade, on a déjà perdu quelques heures et le prix d’un taxi qui nous a probablement très éloigné de la route de Mossoul. Hervé n’est pas content mais il fait bonne figure. Il attend un peu que les infos décantent. Puis Azad, qui parle un peu l’anglais, lui répète que ce n’est pas possible pour une raison qu’on ne comprend pas. Puis Azad dit qu’il va donner de l’argent à Hervé pour payer l’hôtel. En fait, à ce stade, il n’était pas très surpris car sceptique. Il doutait que le tôlier fasse ce qu’il avait dit. La surprise fut sensiblement plus grande quand il sortit la liasse de billets en disant qu’on en avait pour dix nuits d’hôtel. Hervé était sidéré et il lui dit qu’une seule nuit suffirait. Mais il insista en disant que ce serait pour les jours suivants dans les pays voisins. Il fut vivement remercié mais en fait Hervé restait sceptique. Pourtant cette grosse somme d’argent était bel et bien dans sa poche, celle-là même où je passe le plus clair de mon temps. Hervé et moi ne parvenions cependant pas à croire qu’elle y resterait. On ne cessait de penser qu’Azad allait la reprendre ou demander une contrepartie.

Nous sommes partis de la turne encombrée pour aller en voiture en compagnie d’Azad et d’un autre homme, en direction de l’hôtel. Notre scepticisme ne s’évanouissait pas. Le premier hôtel était plein. Le second était bien plus cher mais Azad sortit de sa poche encore 20 000 dinars. Puis on donna la clé à Hervé. Azad monta avec lui dans la chambre. Hervé était prêt à lui rendre son argent s’il voulait qu’il lui taille une pipe. Azad trouva la chambre convenable. Le Français exprima une fois de plus sa reconnaissance hypocrite. Ce n’est donc que très tardivement qu’il eut enfin la certitude qu’il avait extrêmement mal jugé cet homme très généreux. Il eut honte de cette faute de jugement mais vu les circonstances, il ne lui fut pas trop difficile de se pardonner cet excès de méfiance. Les anges sont plus difficiles à reconnaître quand on est sur le qui-vive.

Hôtel, douche chaude, Wifi, la totale… Skype, Orange, Facebook mais pas de Blogger. Peu de censure. L’Univers attendrait-il du spartiate qu’il s’accorde enfin un peu de repos, de confort, de bon temps ?...

67.

Après une bonne nuit de sommeil, Hervé s’est réveillé avec la clarté sur son prochain rêve, son prochain voyage, son prochain film. Ce sera Gaza, la Palestine. Il en rêve depuis quelques années. Apporter sa goutte d’eau, sa contribution à la réconciliation entre ces peuples qui continuent de s’entredéchirer depuis si longtemps, cela le fait kiffer grave.

Il avait une pêche d’enfer, ce matin-là. La curiosité, l’envie de découvrir étaient revenue. Au réveil, son envie d’aller à Mossoul était forte mais les Kurdes ont freiné ses ardeurs. Quand l’ongle du pouce vient à passer sous la gorge d’un bout à l’autre, ce n’est pas bon signe. Hervé avait vu maintes fois des hommes faire ce geste de mise en garde. Il avait pu constater qu’en général, il incite à une prudence excessive. Mais cette fois-ci, il suit le conseil. Il va juste traverser la ville en autocar. Il a essayé l’autostop pendant deux petites heures ce matin puis a commencé à expérimenter le projet de négo-stop qu’il avait imaginé en Iran. Cela pourrait marcher. Mais le danger que semble représenter Mossoul l’incite à ne pas tenter le diable. La gestuelle du pouce et des mots comme « terrorisme » ont une toute autre résonance en Irak. Et Mossoul n’est pas en territoire kurde, ce qui pourrait poser des problèmes migratoires et administratifs. Dans une station-service, pendant qu’Hervé était en train de discuter sur Skype, un homme est entré avec un flingue le long de la jambe. Le climat exige la prudence. On attend le car qui part à 16h et est censé nous emmener jusqu’à la frontière turque.

Saman, le gentil pompiste, parle un peu anglais. C’est lui qui a aidé à dealer avec les chauffeurs de car. Ce jeune kurde demande conseil à Hervé. Avec un grand sourire d’enfant, il lui demande s’il sait comment devenir hacker. Surpris, le Français lui demande pourquoi. Il dit qu’il ne sait pas, qu’il en a simplement envie. On lui demande si cela ne le gêne pas de s’amuser à mettre la zizanie dans des sites internet et poser des problèmes à des gens. Mais son sourire rend plus énigmatique son désir. Cela fait justement des années qu’Hervé se demande quelles sont les motivations des hackers, ces pirates informatiques. La demande de Saman éclaire vaguement sa curiosité à ce sujet. Qu’est-ce qui peut bien pousser quelqu’un – un jeune homme apparemment sympathique et serviable, par exemple – à vouloir détruire ce que d’autres construisent ?

68.

Hervé vient de se prendre une grenade irakienne en pleine gueule. C’est qu’il aime ça, le bougre ! Il en avait acheté trois avant de quitter Sulaymānīyah. Il est raide dingue de ce fruit, autant pour son goût que pour sa double symbolique. Et en plus, c’est l’emblème de l’Arménie.

A part un demi-tour inexpliqué aux alentours de Mossoul, la route en Irak fut sans encombre. Du moins, jusqu’à Zaho. Là, ce connard de chauffeur dit au Français de descendre. Terminus pour lui seul alors qu’on est une bonne vingtaine dans l’autocar. Zaho n’est qu’à 5 kilomètres de la frontière mais à 2h du matin, on n’a pas envie de se taper ça à pied. Cet enfoiré prétend que c’est ce qui avait été convenu. Et il tient ferme, le bougre. Hervé aussi. Une discussion par personnes interposées s’engage, houleuse. Pour une fois, l’étranger a une quinzaine d’hommes qui plaident sa cause devant le ridicule de la posture du chauffeur. Au bout de vingt minutes de palabre, le trouduc finit par céder et il est convenu de larguer le pestiféré, 500 mètres avant la frontière. Ne craignait-il que les formalités avec un étranger louche ? Mystère éternel…

Arrivés à la frontière, on n’était pas sortis d’affaire car les douaniers irakiens refusaient de nous laisser partir à pied. Trouver un taxi à deux plombes du mat’ à la frontière de l’Irak semblait juste improbable. Hervé sortit de la douane, ahuri et en pétard. Quelques secondes plus tard, un homme sortit d’une camionnette et interpela l’étranger qui râlait. Le gars est ok pour l’emmener. Il n’est pas seul. Il prend le passeport français et le donne au chauffeur qui réalise facilement les formalités douanières. Hervé est reconnaissant, bien que sur ses gardes. En fait, il y a une chose qui l’agace profondément : Il déteste quand son passeport est entre les mains de quelqu’un d’autre que lui. Même, voire surtout, celles d’un douanier. Souvent, les mecs aiment éplucher ce document et le feuilleter salement et sans ménagement. Bien que payé fort cher, ce sésame administratif n’appartient pas à son détenteur ; il est propriété de l’État Français, peut-être même de l’Union Européenne. Il vaut bien plus que ce qu’il a coûté. On peut s’en rendre compte dans de nombreux pays du monde, c’est une chance énorme d’avoir un passeport français. Ce joyau représente une exceptionnelle liberté de circulation que peu de personnes ont sur notre planète. Avec la Suisse et le Canada, il est l’un des passeports les plus précieux pour qui veut voir du pays.

Ce matin, en roulant sur une route turque, Hervé avait une conscience très aiguë de cette chance et de la valeur de cet objet symbolique. Les valeurs abstraites en question sont notamment liées à la liberté et l’identité. En posant tardivement dans le film la question de l’identité arménienne, l’apprenti cinéaste s’était demandé s’il avait lui aussi un problème d’identité. Et sa réponse fut très claire. Évidemment qu’il a un problème d’identité ! Comment ne pas en avoir un en naissant cygne dans un monde de canards ?! Il l’a dit et écrit maintes fois, il n’a rien contre les canards, il aime toute la bassecour. Mais il ne veut plus chercher à leur ressembler parce que ce n’est pas sa nature profonde.

Les formalités turques sont souvent très longues et multiples. En plus, dans la zone frontalière, nos quatre compagnons de route s’arrêtent à chaque magasin duty-free, accumulant les cartouches de cigarettes. En autostop, on doit souvent donner son passeport à l’automobiliste qui les présente groupés. Hervé n’aime pas cela mais il parvient à faire en sorte que cela ne se voie pas. Quand nous avons quitté la zone frontalière, on ne lui a pas rendu son passeport. Il a fallu le demander pour le récupérer. Une tension qui s’apaise. Oublier ou perdre quelque chose en voyage, c’est très emmerdant. Surtout quand on porte sa maison sur son dos et qu’on n’emporte que l’essentiel. Les étourdis ne peuvent pas voyager comme nous le faisons. Ils seraient en galère tous les jours et leur voyage s’achèverait rapidement. Hervé est très organisé en voyage. En ce moment, beaucoup moins. La fatigue, la maladie. Il mouche, il crache et n’a pas encore retrouvé sa voix. À la douane, il a perdu un stylo. Un détail. Qu’importe, son hôte turc lui en offre un.

Dans ce même espace douanier irako-turque, il pensait aussi m'avoir perdu. Un peu comme dans une expérience de mort imminente, il vit défiler rapidement toutes les étapes de notre histoire, même jusqu’aux aventures vécues avec mon clone de 1988. Il quitta donc l’Irak en amorçant le deuil de moi. J’ai bien essayé de le rassurer mais il semble incurablement imperméable à l’accent suisse. Je ne renonce pas à tenter de communiquer avec lui mais c’en est presque désespérant. Il m’a évidemment retrouvé le lendemain.

69.

La première nuit en Turquie fut courte mais bonne. Avec nos hôtes rencontrés à la frontière, nous sommes allés dormir dans un hôtel à Silopi, petite ville située peu après la frontière. Au matin, après une bonne nuit de sommeil, le baroudeur avait une belle envie de reprendre la route et faire du « stop gratuit ». Pléonasme ? Ben, non ! Il quitta les deux gars sympas encore ensommeillés. Le stop fut aisé comme il l’est toujours en Turquie où nous venons pour la troisième fois.

Après avoir renoué avec le plaisir de l’autostop en Turquie, au cours d’un lift en fin de matinée, Hervé s’est imaginé aujourd’hui ce qu’il ferait sans son passeport et cette éventualité fut extrêmement désagréable. En stop, on a souvent l’occasion de rêvasser. Là, la question de l’identité, encore toute fraîche, creusait son sillon dans les méandres neuronaux de ce cerveau qui n’a guère de répit.

Au bout de quelques lifts, on arriva dans une zone peu fréquentée. Il y avait très peu de trafic sur la route, ce qui peut augurer d’une possible période d’attente, de galère. On marche à la sortie d’un village et des gens affables interpellent le voyageur. Puis comme souvent avec les Kurdes, c’est çai, miel, lavash, fruits, et plus si affinité. Le petit est intrigué par la guitare, le musicien la sort, il joue, il chante comme une casserole avec sa voix bousillée, n’ayant pas la présence d’esprit de leur sortir un Bruel, genre « Casser la voix ». Petit moment sympa, presque banal.

Puis après une petite demi-heure au frais, on s’apprête à prendre congé. Hervé prend sa banane et constate que la poche arrière est ouverte. C’est là qu’il range son passeport. Il fouille tout le sac mais en vain. Il venait de gamberger là-dessus une partie de la matinée et voilà que ce à quoi il avait pensé si fort se réalise. On lui a volé son passeport.

Nos hôtes sont navrés. Que faire ? Hervé s’assoit, laisse tomber un peu le stress et réfléchit. Là, rebelote, il refait le film. Cela ne peut être que le prétendu mec sympa qui nous a payé l’hôtel cette nuit à Silopi. On ne voit que cette hypothèse. On l’avait hier soir à la frontière et il n’est plus là. Entre temps, rien. La conclusion est sans appel : On s’est encore fait entuber par des mecs qui ont abusé de la confiance d’Hervé. En refaisant le film, lui reviennent en mémoire la malhonnêteté des jeunes hommes qui accompagnaient son soi-disant bienfaiteur. Il avait d’abord vu l’un piquer une cartouche de cigarette dans un sac. Puis il avait ensuite vu le second prendre tout le sac sous l’œil complice des trois autres.

En Iran, passe encore, pensa le chat échaudé. Mais en Turquie ! Ce pays où les gens semblent si serviables et généreux. Hervé est à nouveau sidéré. Mais le temps n’est pas à se plaindre, il faut agir. Que faire ? Aller spontanément à la Police plutôt que – sans papiers – subir un contrôle, comme il y en a tant ici ? Filer à Ankara ou Istanbul, à l’ambassade ou au consulat ? La police, il y avait renoncé à Téhéran pour de bonnes raisons, lui semble-t-il. Mais là, il y a l’hôtel ; il saurait le retrouver. Les gars ont dû payer la chambre. Et en plus, ils ont laissé leurs passeports. Il y a une enquête policière à mener. Il  réfléchit. « Mais non, crétin ! Passeports… S’ils ont laissé les leurs, c’est que tu as aussi laissé le tien en arrivant dans la nuit ! J’ai encore accusé à tort un homme généreux ».

Il fallait d’urgence retourner à Silopi, retrouver l’hôtel. Avec un peu de chance, le passeport est encore au guichet. Mais il y a les contrôles à passer. C’est bourré de soldats ici. La Syrie est à nouveau à portée de vue. L’Irak est à deux pas. Les chars sont sur les bords des routes, on croise des convois militaires.

Au check point, le sans-papier flippe. Il sourit, pas trop niaisement pour ne pas attirer l’attention. Son hôte kurde sourit aussi et on ne nous demande pas les papiers. Ouf !

70.

En moins de deux heures, on était à nouveau à Silopi. L’hôtel et le passeport furent facilement retrouvés. Cette mésaventure n’étant pas banale, en s’apprêtant à faire la route pour une troisième fois, Hervé s’interrogea encore. Qu’est-ce que tout cela signifiait ? Il cherchait et ne trouvait pas le message très clair. Quand c’est fini, c’est fini ? Doit-il rentrer, ne pas faire le crochet par Van ? « Crochet », c’est vite dit. C’est un petit mille bornes de plus. Mais on n’est pas à un jour près. Hervé est perplexe. Il essaie d’être bien à l’écoute, le plus centré possible. Après avoir bien hésité, il décide de repartir à Van, comme prévu. Il est vrai qu’il en avait envie et avait retrouvé assez d’énergie pour repartir à l’aventure. Cette envie, il l’avait perdue avec les plumes abimées en Iran. Mais Harmik avait insisté et il avait envie de découvrir ces vieux sites de l’Arménie historique. Sarkis avec qui il était souvent en contact par Skype, lui avait aussi prédit une belle rencontre sur l’île d’Akhtamar. Et il se trouve qu’il a repris la pêche, même si sa santé est un peu moyenne. Il se sent bien.

Arrivé à Cisré, il était encore perplexe et cherchait le sens de tout cela. Puis il se dit aussi qu’il ne devait pas chercher des messages partout. En ayant retrouvé son passeport, il était prêt à repartir de l’avant. Pourtant à la bifurcation pour Sirnak, il s’est retourné. Pas pour rebrousser chemin mais pour… Pourquoi, en fait, personne ne le sut. Il s’est retourné sur son choix, après avoir marché en direction de Van. Et qu’a-t-il vu ? Un drapeau arménien !

Rouge, bleu, orange. Hervé n’était pas dupe que ce n’était pas un véritable étendard. Il était assez loin, 200 ou 300 mètres peut-être. Il pouvait cependant distinguer des panneaux indicateurs. De simples panneaux routiers, mais avec des couleurs comme il n’en avait jamais vues. Trois couleurs, alignés verticalement, celles de l’Arménie. Comme avec ses trois anges sous la tente bédouine d’Ararat, dans l’ordre parfait, l’orientation idoine du drapeau arménien. Il prit la caméra pour zoomer et lire ce qui était indiqué sur ces panneaux. Des noms de villes, bien sûr. Celui qu’il retint, c’est évidemment Silopi, au beau milieu, dans le bleu. Nous y sommes allés deux fois aujourd’hui. Il n’en revient pas de ce drapeau qui le poursuit. Mais il y revient. Quelle valse doit-il danser avec l’Arménie ? C’est surtout à Sarkis qu’il s’est le plus confié des choses incroyables qui nous arrivent depuis trois mois. Cet homme longuement interviewé pour les besoins du film, cet homme avec qui il n’a parlé que par Skype, il est en train de tisser un lien profond qui les unit.

Parfois, Hervé se dit que ce qui est incroyable n’est peut-être pas fait pour être cru. Il pense que s’il racontait tout cela, on le prendrait pour un mythomane. Il y aurait de quoi douter, en effet. Ce cumul de synchronicités est tellement énorme. Quitte à zoomer cette scène surréaliste du drap(ann)eau, il la filma. S’il ne se fait pas voler le caméscope, il pourrait montrer cela aux plus sceptiques. Mais à quoi bon se justifier ? Et puis mes propos n’engagent que moi, soi-disant…

J’ai déjà observé une fréquence de « connexions » l’année dernière au Liban. Mais cette année, je ne trouve plus de mots pour qualifier, pour nommer ce qui se passe, la puissance et la fréquence des synchronicités. Maintenant, il appartient à Hervé de décoder ce qu’il ne peut plus ne pas appeler des messages. En marchant, il a retourné en tous sens le nom de cette ville. Le poète s’est amusé à jouer avec la langue des oiseaux, comme dirait Philippe Forcioli, ce génial et triste poète corse qu’il aime beaucoup. A force de chercher, son esprit ludique et créatif finit par épeler le nom : S - I - L - O - P - I. Waouh ! Et ciel au pays… Est-ce ciel au pays ?

De quel pays s’agit-il ? L’Arménie ? La Turquie ? Ou bien le pays d’outre-pays que chante si bien Julos Beaucarne ?

Quand t’es dans un autre pays, t’as le mal de ton pays
Quand t’es dans ton pays, t’a le mal encore d’un autre pays… outre-pays

Tu te dis « peut-être que mon pays c’est la femme »
Et tu pars pour le pays de la femme
Puis quand tu es dans le pays d’une femme,
Il arrive un moment où tu t’ennuies dans ce pays
Et tu veux aller dans le pays d’une autre femme
Alors tu changes de femme et de pays

Quand t’es dans un autre pays, t’as le mal de ton pays
Quand t’es dans ton pays, t’a le mal encore d’un autre pays… outre-pays

Puis un beau jour, tu te rends compte que tu n’es pas bien dans ta peau
Et que ta peau, c’est ton premier pays…
Celui où tu devrais te sentir bien
Celui qui te permettrait de voyager sans réellement changer de pays
Et tu te rends compte que ton mal de pays, c’est le mal de ton pays intérieur
Alors tu te rencontres
Et à ce moment-là, tu es bien
Tu es bien dans tous les pays
De toutes les femmes
Et de tous les hommes du monde

Quand t’es dans un autre pays, t’as le mal de ton pays
Quand t’es dans ton pays, t’a le mal encore d’un autre pays… outre-pays

Est-ce ciel au pays ? Cette question, parfaitement structurée en français, fait sens pour celui à qui ce message semble adressé. Est-ce en ciel que l’essentiel réside ? On y retrouve le double esprit terre-à-terre et éthéré du « papillon-tortue », cette vieille chanson écrite 25 ans plus tôt au Miss ici pis, osez tas unis ! Silopi…

71.

Avec sa maison sur son dos, ce soir, le papillon-tortue n’avait pas envie de rencontrer qui que ce soit d’autre que lui-même. A Sirnak pour la troisième fois de la journée, il ne voulut pas tendre le pouce alors que la nuit tombait. Il a cherché un joli spot pour dormir seul au calme. Nous nous sommes éloignés de la ville. La 2 fois 2 voies ne semblait pas propice mais le SDF était confiant. La montagne est abrupte et il semblait difficile de trouver un lieu plat et protégé des regards. On n’avait pas dormi sous la tente depuis la Géorgie. C’était le 31 août.

Ce 4 novembre 2013, Hervé a fini par traverser la route et il a grimpé un peu la colline. Il a très rapidement trouvé un sublime endroit plat, un beau cercle dont le centre est un arbre accueillant auquel il s’est adossé pendant des heures pour écrire. La tente est montée, il va y ajouter le double-toit car malgré la belle chaleur qui a régné toute la journée, la nuit est froide et il a les mains gelées. Il va se coucher heureux et serein. Demain, que va-t-il trouver à Van ? Il n’a pas une grande envie d’aller à Van même. Les ruines du château ne l’intéressent pas tellement. Il veut surtout aller sur l’île d’Akhtamar.

Arrivé sur l’île après quelques minutes de bateau sur le calme lac de Van, il n’est pas allé à la chapelle. Il avait envie de monter d’abord au sommet de la colline et de se faire péter à la gueule sa seconde grenade irakienne. Avec mon habituelle complicité dans le dégoupillage, ce fut une belle orgie sanguinaire de petits grains rouges, un bel orgasme gustatif. La vue était splendide. Les montagnes enneigées autour du lac, le reflet du soleil sur l’eau calme, quelques rares amandiers sur les flancs du rocher, la douce chaleur de l’automne… Quand on arrive au niveau du lac, le vent froid est saisissant. Il est perché à 1700 mètres, cet immense lac dont on ne voit pas le bout. Il mesure 120 kilomètres dans sa plus grande diagonale.

Puis Hervé est redescendu vers la chapelle en effrayant quelques lièvres. Après avoir laissé partir quelques touristes bruyants, il s’est retrouvé un long moment seul, ignorant ma présence dans la chapelle Saint-Stephanos. Délicieux calme ! Il a cependant rompu ce beau silence en chantant « Hayastan jan ». Le son est magnifique, profond. Dommage qu’il ait si bien amplifié sa voix faussée par la trachéite qui s’attarde. Mais il n’était pas là pour faire joli. Il a fortement pensé à la résilience de l’Arménie et à celle de Vartan. En discutant récemment avec Sarkis, Hervé prit davantage la mesure du drame pour Vartan. En plus des graves conséquences physiques de son accident, en plus du lourd sentiment de culpabilité qui va peser sur lui, il se trouve aussi que cet homme très engagé politiquement, a reproduit exactement le comportement qu’il critiquait publiquement chez oligarques corrompus du pays, à savoir entre autre conduire vite et bourré. Sa crédibilité est fortement compromise. C’est lourd, très lourd. Hervé aimerait être à ses côtés pour le soutenir. Les nouvelles les plus fraîches qu’il a eues viennent de Nana qui est actuellement aux USA avec Karen, son mari. Ils rentrent le 10 à Istanbul. On est tenté de ralentir notre course vers leur ville pour leur rendre visite. Peut-être passerons-nous une nuit chez Simoy et Murad avant. Hervé ne voulait pas s’arrêter à Istanbul mais on va probablement le faire car il a très envie de revoir Nana et Karen.

On ne vit pas de chat avec un œil bleu et un autre jaune. Cette race très locale existe pourtant. Une étrangeté de Van que le voyageur n’eut pas l’occasion de constater de visu, avec ses yeux de la même couleur. La route est superbe. On est en montagne depuis des semaines. Le Kurdistan est une région extrêmement belle, très haute en altitude. On passe souvent des cols à plus de 2000 mètres. L’un d’eux enneigé hier, atteint 2730. Depuis quelques jours, la route se situe souvent entre 2000 et 3000 mètres mais on n’a pas froid car, comme chante Voulzy, le soleil donne. En revanche, les nuits sont très froides. Ce soir, on passe la nuit sous la tente dans une station d’essence. Très bien située, on ne devrait pas avoir de mal à aller vers Diyarbakir demain matin. Nous voilà en bonne posture pour BDB (bouffer des bornes). Si tout va bien, on pique une tête dans la mer demain. A Taçucu ou Mersin peut-être. Hervé garde un très joli souvenir de son bain nocturne à Taçucu l’année dernière. Mais c’était en juillet, pas en novembre. Pas sûr qu’il soit aussi « rané » que l’an passé.

72.

Dans un premier temps, le plan BDB ne se déroula pas trop mal. Hervé avait maintenant hâte de rentrer chez lui. Les bornes s’enchaînaient. Il s’offrit une ultime nuit sur une plage déserte, peu avant la cohue touristique d’Antalya. Longer la côte méditerranéenne ne fut pas de tout repos. Hervé n’avait déjà plus la tête à voyager. En plus, une part importante du trajet fut accompli avec un jeune chien fou, un étudiant sympa mais qui était très inexpérimenté sur la route. Ce petit merdeux a failli nous foutre en l’air pas mal de fois. En souriant, il a dit à Hervé de se détendre, de relaxer. Fort heureusement, il ne suivit pas ce conseil ; ce qui nous a probablement sauvé la vie. La route côtière est très dangereuse. D’impressionnants précipices bordent la chaussée. En donnant un vif coup dans le bras droit du jeune, le vieux a rapidement redressé la course de l’auto, évitant le pire. On s’était rendu compte très tôt que ce jeune conduisait très mal. En plus d’avoir une très mauvaise conduite, il était très inattentif. Quand Hervé a frappé son bras pour tourner le volant à gauche, il regardait derrière lui, ce petit con qui a failli nous tuer.

Pourquoi sommes-nous restés dans sa voiture ? Un peu pour lui, un peu pour nous. Même sur le mode BDB, l’appât du gain semble pourtant dérisoire. Mais dans l’état d’esprit dans lequel Hervé est en ce moment, un lift de 400 kilomètres, c’était tentant de profiter.

Arrivé à Istanbul, les retrouvailles avec Nana et Karen furent un chaleureux réconfort, un régal pour l’âme. Des nouvelles pas très fraîches, pas très fiables de Vartan furent échangées. Cela faisait trois semaines qu’Hervé, pas moins que les autres, baignait dans le flou de la propagande, pensant avec amertume son ami, fautif d’une énorme connerie. Mais déjà à Istanbul en compagnie de ses amis, il commença à avoir de sérieuses raisons de penser que Vartan n’avait pas commis ce dont on l’accusait. Ce n’est qu’arrivé en France qu’il eut la certitude et les preuves de son innocence. Dès lors, en compagnie de ses proches, il œuvra pour la libération de ce qu’il convenait à présent de nommer un prisonnier politique. Le gouvernement corrompu avait trouvé dans ce drame routier, une opportunité pour faire taire cet opposant dont l’humour était plus puissant qu’un parti politique.

Pour le comité de soutien, Hervé réalisa un court-métrage, en ligne sur youtube : https://www.youtube.com/watch?v=5vHFAJywzKQ. A court d’idée pour peser sur les institutions arméniennes, il composa aussi une chanson qu’il chante sur scène aussi souvent que possible : https://www.youtube.com/watch?v=Mkfdxz8kJ4k. Dérisoire œuvre d’un poète solidaire d’un poète ? Une simple goutte d’eau d’un colibri qui veut apporter sa contribution pour éteindre l’incendie du monde…

Il était une voix dans un pays lointain,
Une voix qui appartint à un fin plaisantin
De lui, la Cour riait, ayant l’esprit étroit
Le traitant de bouffon. C’était le fou du roi.

Le rire était la ruse de son secret dessein,
Flattant a contrario l’orgueil du souverain.
Le royal vaniteux n’avait guère d’yeux pour voir
Le malin résistant dans l’antre du pouvoir.

Parmi la foule rebelle, le guerrier prend les armes.
Mais que fait le taquin ? Il nous fait rire aux larmes.
Le ver est dans le fruit et c’est au cœur qu’il frappe
Chargé de mots d’esprit et de farces, il attrape.

Alors que fait le peuple quand il est opprimé,
Quand il est bâillonné, sans voix pour s’exprimer ?
Il était une voix dans un pays lointain,
Une voix populaire marquée par le destin.

Il était une voix dans ce petit pays
Qui fit qu’un jour enfin, oui j’ai désobéi.
Il était une voix, prête à tout sacrifice
Qui propagea l’espoir de vaincre l’injustice.

Les conseillers du roi étant moins sots que lui,
Eurent vent de la révolte, d’où elle était partie.
On jeta au cachot le poète, le bouffon.
Le clown est triste et digne au fond de sa prison.

Il était une voix dans ce pays que j’aime,
Une voix qui chantait, qui disait des poèmes.
Il est encor une voix, ô peuple d’Arménie
Qu’il te faut libérer pour vivre en harmonie.