Extrait de "Le meilleur ami de l'homme"
Darién (Colombie) 1989, chapitres 14 à 22
14.
Le passeport valide est au consulat colombien. Nous espérons le récupérer demain matin avec un beau visa dessus. Normalement, on devrait fournir un billet d’avion ou de bateau puisqu’il est interdit de traverser le Darién et qu’il n’y a pas de poste frontière terrestre. Hervé a donné 10 dollars et on lui a refusé le reçu ; cela sent la corruption à plein nez. Si tout va comme nous le souhaitons, on part demain pour un lieu mystérieux dont je vois bien qu’Hervé ne pense qu’à lui depuis des semaines. Difficile de savoir vraiment de quoi il a l’air. Les gens en parlent mais personne ne le connaît vraiment…
Au kilomètre 12932, cela faisait déjà trois jours que nous roulions dans la jungle du Darién. Nous avions quitté la capitale vendredi gonflé à bloc, impatient. « Gonflé à bloc », quand j’y pense…
Le boss avait réussi l’exploit d’acheter une carte d’état-major très difficile à trouver sur laquelle on a quelques infos sur le Darién. Il avait aussi acheté une machette, s’était chargé en bouffe (pas assez, malheureusement). Sandy qui travaille à l’ambassade des US, avait dit que l’armée américaine possède le meilleur produit anti-moustique qu’on puisse trouver. Alors, on est allés à la base militaire, on a frappé aux portes le plus simplement du monde. On nous a gentiment ouvert et donné quatre bouteilles de cette potion magique fabriquée en fait au Canada et ressemblant étrangement au célèbre Muskol canadien. Hervé acheta aussi dix mètres de corde. Plus les dix autres trouvés sur la route, cela devrait aller.
Le cyclo-aventurier débutant avec lequel je voyage a beaucoup hésité à acheter un pneu. Avant d’arriver à la capitale, on avait crevé deux fois à l’arrière, c’est-à-dire le vieux pneu montréalais, ce qui était plutôt rare. Au fur et à mesure en Amérique centrale, on voyait qu’il vieillissait quand même malgré sa surprenante résistance. Hervé pensa que ces deux récentes crevaisons étaient un signe pour le changer. Alors juste avant de partir, après être allé chercher son passeport au consulat colombien, il acheta un 26 pouces par 1,75 de très mauvaise qualité. Mais c’était le seul qu’ils avaient, les autres étant trop larges. On avait déjà essayé du 2 pouces au Honduras et cela touchait à l’arrière. Alors on l’avait mis à l’avant et c’était déjà mieux.
La piste vers l’est ne mène pour ainsi dire nulle part, si ce n’est quelques villages. Il n’y a guère d’enjeu économique. C’est dire si la piste est chaotique, donc rude pour l’homme et la machine. Trois jours après notre départ de Panama-city, notre bon vieux Panaracer éclata après 13000 kilomètres de longs et boyaux sévices. Quelle intuition ! J’étais fier de mon partenaire de route. Je fus un pneu moins content de lui 20 bornes plus loin quand ce pneu neuf a éclaté lui aussi. Comment s’expliquer une telle conjonction de faits ? Nous étions tous deux sciés par ces coïncidences.
Heureusement, nous n’étions plus très loin de Yavisa, le terminus de la Panaméricaine nord, un bout du monde. Alors nous sommes arrivés à pied en poussant la tortue juste à la nuit tombante. Pas de papillon, ce soir ; juste une bonne grosse carcasse lourde à traîner.
Dès notre arrivée à Yavisa, l’armée nous a mis le grappin dessus. Nous n’avions qu’une hâte, c’était de voir si ce serait possible de trouver un pneu à Yavisa. Mais la priorité des militaires prévaut toutes autres formes de priorité alors ils nous ont gardé longtemps jusqu’à l’arrivée de l’inspecteur de la migracion. Puis questions, puis fouille complète de tout ce que nous transportons, puis remplissage d’un formulaire, puis prise d’empreintes digitales. Et à la clef, l’inspecteur demande deux dollars qui lui furent refusés. Nos amis voyageurs sont souvent sidérés qu’Hervé n’ait jamais cédé le moindre bakchich au cours de tous ses voyages, quel que soit le continent traversé. Certains même ne le croient pas. Moi, je le crois parce que je vois bien l’efficacité du cumul de fermeté et de politesse. Mais il ne faut pas être pressé, c’est vrai.
Il y avait déjà quelques heures qu’Hervé s’était fait à l’idée de retourner à Panama-City pour acheter un pneu mais bien que tout le monde disait que c’est introuvable ici (au bout du monde), on s’était mis à la recherche de l’impossible. Au bout de cinq minutes, nous avons rencontré Rodolfo qui nous a donné son pneu énorme (plus de 2 pouces de large, environ 5 cm). Après avoir bidouillé quelques boulons et inversé une fois de plus les pneus avant et arrière, nous avons réussi à arranger notre affaire et nous voilà prêts pour nous enfoncer dans la jungle demain matin. La piste de Chepo à Yavisa a pris trois jours. Elle est pierreuse mais dans un bon état (malgré les éclats de 2 pneus). Rien de comparable avec les tape-culs du Guatemala et du Honduras. Les vraies difficultés devraient commencer demain.
15.
Au réveil, je m’attendais à croiser le regard vif d’un papillon. Or, c’est encore la tronche avachie d’une tortue que j’aperçus ce matin. J’étais à plat. Comme Hervé, je commence parfois à m’identifier avec notre véhicule. Qui est papillon-tortue ? L’objet ou l’homme ? En l’occurrence, ce matin c’était le vélo qui était à plat. On a mis une rustine et puis le vieux pneu obèse de Rodolfo a éclaté en faisant éclater par solidarité la nouvelle chambre à air qu’Hervé venait de mettre. Mais notre bienfaiteur a donné son deuxième pneu en meilleur état. Et sa tortue à lui était sur le dos, toute décarapacée. Il a aussi donné sa chambre à air et n’a rien voulu accepter d’autre que notre immense gratitude. Il nous a accompagné dans le village le temps qu’on achète un peu de nourriture avant de partir. Je n’ai jamais bien compris ce que ce VTT faisait dans un tel endroit. Peut-être nous attendait-il… En nous accompagnant à la rivière, notre éphémère copain roulait à nos côtés sur un vélo de course 10 vitesses aux pneus très fins. Je précise qu’il n’y avait pas à Yavisa un seul centimètre carré de goudron. Eh bien, il creva sous nos yeux en roulant sur une vulgaire punaise égarée. Hervé était bien content de pourvoir réparer la crevaison de son amigo. Totalement surréaliste, cette histoire de pneus et cette nuit à Yavisa !
Nous avons donc quitté notre pote Rodolfo en embarquant sur la pirogue qui nous permit de traverser la rivière. Puis on a rapidement compris quel genre de calvaire on allait endurer à vouloir marier jungle et bicyclette. L’Alta Verapaz sans dérailleur, c’était de la rigolade à côté de la petite dizaine de bornes qui nous a conduits en quatre heures jusqu’à Pinogana. Le chemin est très étroit et jonché de troncs d’arbre difficiles à « enjamber » avec notre monstre de 50 kilos. Au début du chemin, il y a un passage au-dessus d’un cours d’eau qu’on doit franchir sur trois rails d’à peine plus de 5 cm de large. Un rail pour le vélo et un pour chaque pied. Plus loin, il y a un passage de rivière qu’on traverse sur un tronc d’arbre d’une dizaine de mètres de long, avec trois mètres plus bas le rio presque à sec. Il y a quelques passages où on doit ôter tous les bagages et faire plusieurs traversées (cinq ou sept selon la difficulté). De loin, l’épreuve la plus dure physiquement. Hervé pensait naïvement que le Darién était plat. C’est loin d’être le cas. En arrivant à Pinogana, nous avons traversé la rivière en pirogue. Le boss a commencé à discuter avec les villageois pour savoir si quelqu’un pourrait indiquer à l’aide d’un croquis comment aller jusqu’à Boca de Cupe. Il pensait suivre les rivières marquées sur la carte mais les nombreux petits chemins qui traversent la forêt ne suivent pas ces cours d’eau. Et la jungle est impénétrable là où il n’y a pas de sentiers. Il prétend qu’il pourrait le faire avec la machette, la carte et la boussole. Mais le vélo rend impossible ce genre d’aventure. Et puis il y a pas mal de petits sentiers qui se coupent et se recoupent. Un vrai labyrinthe d’après ce qu’on en dit ici. Pour une fois, Hervé va suivre les conseils de ces gens qui eux, doivent savoir de quoi ils parlent puisqu’ils vivent ici depuis toujours. En bateau, le trip coûte 80 dollars, peut-être 50 en marchandant. À force de palabrer et de sympathiser, Gomez a proposé de nous emmener dans le labyrinthe pour 15 dollars, ce qu’on peut considérer comme un cadeau, une grande faveur. On part à 5 heures du matin. Ça baigne.
Étant arrivé tôt à Pinogana, Hervé a bien profité de son après-midi à nager dans la rivière, à jouer avec les enfants et les chevaux dans l’eau. Il s’est vraiment reposé. Puis il a réparé une nouvelle fois ses chaussures et les sacoches. C’est un peu inquiétant quand même, ces sacoches qui se détériorent un peu plus chaque jour. Chaque objet a été minutieusement choisi et il n’y a pas de superflu. Jusqu’à aujourd’hui, je ne crois pas qu’on a perdu du matériel. Pourvu que cela dure.
16.
« Nunca mas ! » telles furent les paroles de Gomez. Jamais, plus jamais, telles sont aussi les miennes. Quand je repense à ce nunca mas de notre guide, j’ai du mal à comprendre comment il a pu imaginer que ce serait facile. Il prévoyait d’arriver pour midi à Boca de Cupe, comme si on avait été à pied avec pour seul bagage une machette à la main. Mais c’était sans compter sur notre tortue géante dont on pouvait raisonnablement douter dans ce contexte hostile qu’elle devienne chrysalide ou papillon.
Au petit matin, pendant un quart d’heure nous avons pris une pirogue que son fils a ramenée au village. Quant à nous, on était parti pour une ultime aventure. Gomez marchait vite et nous le suivions en poussant le vélo chargé. On en a mis un bon coup dès le départ ; Hervé voulait que Gomez s’aperçoive le plus tard possible du poids considérable que nous représentions dans ce milieu inadapté à un cyclo et sa monture. Quand notre guide a commencé à se rendre compte de la difficulté, on était déjà loin et il avait commencé à délester Hervé de quelque bagage. Gomez a proposé plusieurs fois de rebrousser chemin mais Hervé était inflexible. Renoncer était hors de question. Comme je regrette ce choix ! Gomez essayait souvent d’obtenir quelque argent mais à force de lui expliquer que nous en avions si peu, il avait fini par n’en parler que plus rarement. Il demandait par exemple combien on lui donnerait s’il portait la guitare jusqu’à Boca de Cupe. Il a vite compris pourtant que notre intérêt commun était qu’il soulage un peu Hervé de sa charge. Alors il a pris les deux sacoches de devant, les plus légères mais aussi les plus encombrantes, pour avancer dans cette épaisse forêt aux sentiers étroits, voire inexistants. C’est ainsi que je me retrouvai porté par un autre. Cette sensation m’insécurisa, d’autant que Gomez marchait devant, avec parfois une avance considérable sur Hervé qui traînait loin derrière. La dernière fois que j’avais été véhiculé par quelqu’un d’autre que celui que j’ai appris à considérer comme mon maître, c’était dans un sac de fille. Dans les rues de Montréal, le tranquille ballottement de la marche de Sylvie était agréable. Mais, loin de la jungle des villes, chaque pas de Gomez est carrément chaotique. Je ne me plains pas quand je pense aux hommes qui marchent, qui portent. Moi, j’ai changé de porteur et je n’aime pas ça.
La progression était de plus en plus lente et je voyais Hervé commencer à souffrir vraiment. Une souffrance physique qui ne faisait pourtant que commencer. Les centaines de troncs d’arbre en travers des sentiers se suivent sans relâche, des petits, des gros, des très gros jusqu’à un mètre de diamètre et plus. En s’arrêtant près de sa plantation de canne, Gomez a pris un gros panier et a chargé les deux sacoches dedans, portant le tout sur son dos et la guitare sur une épaule. Je me sens un peu mieux dans ce gros panier d’osier mais tout le monde a hâte d’arriver à Boca. Nous en sommes pourtant très éloignés. Malgré le délestage partiel, Hervé peinait à avancer et Gomez râlait de plus en plus souvent, trouvant qu’on n’allait pas assez vite. Il s’énervait, il criait, maudissant ce voyage. Peu à peu, on lui expliqua les raisons et l’esprit de notre voyage et il devint un peu plus calme et tolérant. Et puis il voyait bien qu’on faisait tout ce qu’on pouvait malgré l’épuisement croissant. Quand une sacoche arrière a craqué, il l’a prise avec lui et Hervé a repris une sacoche plus légère dans laquelle je me trouvais. J’en fus soulagé, préférant rouler. Ma sacoche fut mise à l’arrière bien qu’elle ait été fabriquée différemment et qu’elle ne s’adaptait pas parfaitement au porte-bagages arrière. Puis Gomez chargea la lourde sacoche déchirée sur son dos. La corde qu’on lui avait passée pour s’en servir de lanière, lui déchirait les épaules. On le voyait bien souffrir aussi et il s’en plaignait parfois. Quant à Hervé, il valait mieux qu’il souffre en silence, ce qu’il fit.
Paradoxalement, la souffrance physique de Gomez arrangeait un peu Hervé parce qu’il devait s’arrêter de temps en temps pour soulager ses épaules. Alors il attendait que nous le rejoignions. Mais le plus souvent, on le perdait de vue longtemps. On se repérait en criant son nom et en le suivant au son de sa voix, quand il daignait répondre. La plupart du temps il était devant et quand le sentier bifurquait, on ne savait lequel prendre. Une fois, on a pris le mauvais et on a dû couper dans la forêt vierge pour rejoindre à la voix, celui sur lequel il marchait. Parfois, Hervé criait et n’obtenait aucune réponse. Quelle sensation étrange ! Parfois Gomez lui-même se perdait mais il s’en apercevait rapidement alors on faisait demi-tour sans trop gâcher d’énergie. Ne sachant pas trop où aller, nous l’avons vu une fois faire un signe de croix avant de choisir un chemin. Loin d’inquiéter Hervé, ce geste lui donnait courage et foi. Le mysticisme de mon compagnon de route ne me rassurait pas et si on veut bien accorder à un objet des intuitions, la mienne était mauvaise.
Gomez ne faisait que répéter que nous n’arriverions jamais en Colombie. Je sentais qu’il disait vrai. A tous ses sarcasmes, Hervé répondait rarement. Il était sincèrement désolé de la galère qu’il lui faisait partager et il le lui disait parfois. Quand Hervé eut fini ses 7 litres d’eau, Gomez ne voulut pas qu’il remplisse son jerrican. Il disait que c’est un poids inutile, juste bon pour son plaisir. Il trouvait que son client buvait trop. Lui, s’est contenté de partager une noix de coco et de mâchouiller une canne à sucre, refusant notre eau et attendant qu’on lui paie une bière. A un moment, on l’a vu revenir en courant les mains vides. Il voulait juste échapper à une nuée d’insectes qu’il dit mortels. Avec le bruit qu’on faisait dans la forêt, on n’a pas vu de bête sauvage. Pourtant la faune est d’une grande richesse dans la jungle du Darién. Raison de plus pour ne pas voyager sans arme. Que ferait Hervé sans moi face à un crocodile ou un jaguar ?
Le chemin n’en finissait pas. Et on en chiait de plus en plus. Gomez de ses épaules, Hervé de tout le reste et moi d’une sourde angoisse. Chaque côte paraissait une montagne. Des côtes à 50, 70% et bien plus quand on passait les cours d’eau à sec. Ce qui est une rivière profonde durant la saison des pluies devient deux belles falaises en saison sèche. Parfois, un arbre surplombe l’obstacle et on économise un peu de fatigue en jouant à l’équilibriste. Quand Gomez nous laissait seul dans la merde, je le trouvais salaud mais on ne lui en voulait pas vraiment. Cela faisait des heures qu’Hervé avait une crampe dans le mollet droit, quand Gomez dit « Voilà, Boca de Cupe ! » Du moins, c’est ce qu’on peut lire dans son carnet de voyage.
17.
km 13023. Pucuro, le 17 février 1989
Cela faisait des heures que j’avais une crampe dans le mollet droit, quand Gomez dit « Voilà, Boca de Cupe ! » C’est à ce moment que je me suis aperçu que j’avais perdu la sacoche mal fixée. Ça ne pouvait pas être bien loin car j’avais fait tomber les bagages à l’arrière une fois de plus quelques minutes auparavant. Alors, j’ai rebroussé chemin jusqu’à assez loin mais je n’ai rien trouvé. Amèrement, j’ai fait demi-tour puis mentalement l’inventaire et le deuil de cette sacoche et son contenu. De prime abord, ça me semblait être la sacoche la moins importante. Seule la pharmacie pouvait me faire un grave défaut. Et puis il y a aussi le couteau que m’a offert Sylvie. Merde ! Je m’y étais attaché à ce petit objet si utile.
En retournant jusqu’à Gomez qui m’avait attendu, je lui ai dit que j’avais perdu le sac. Je fus très surpris que dans ce contexte d’adversité, malgré ses inlassables plaintes, il parte en courant à la recherche de ma sacoche. Il est allé plus loin que moi et l’a finalement retrouvé. Quel soulagement ! Puis on est reparti et je ne voyais toujours pas de Boca, sentier après sentier. Pourquoi avait-il annoncé le village prématurément ? S’était-il trompé ou bien voulait-il me donner courage comme un père invente de pieux mensonges pour continuer de faire avancer son enfant ? Je ne l’ai jamais su.
Et ma jambe me faisait de plus en plus mal, cette jambe droite dont le genou butait violemment contre la pédale gauche, me faisant hurler de temps en temps entre les innombrables chutes. Mes jambes et mes bras étaient griffés par la végétation, les épines. Le vélo lui-même me tombait dessus souvent quand ce n’était pas moi qui lui tombais dessus. Je ne sais pas ce qui fait le plus mal des deux. Après m’être déchiqueté maintes fois les mains en hissant le vélo, j’ai fini par mettre un gant à ma main droite, un bon gant de cuir que m’avait donné Roberto, le frère d’Irma, à Guatemala-ciudad. Mon corps baignait dans un cocktail de sueur, de poussière, de boue et de sang. C’est la monnaie locale des vagabonds. 80 dollars pour faire le trajet en pirogue à moteur, non merci ! Je n’ai pas le moindre regret. En arrivant à Boca de Cupe, non seulement j’avais vécu l’aventure la plus exaltante de mes 25 premières années déjà bien remplies, mais j’avais tissé dans la douleur des liens merveilleux d’une amitié peu commune. Gomez raconta à ses amis la galère avec une certaine fierté et peu à peu il retrouva le sourire. J’ai soigné ses épaules. J’ai plongé dans la rivière, me suis affalé dans l’herbe mais l’armée m’a mis le grappin dessus alors je suis allé régler mes affaires officielles avant de monter ma tente. Puis on est allé boire un dernier verre avec Gomez bras dessus, bras dessous et il est reparti à pied à Pinogana. Quelle santé ! La nuit n’allait pas tarder à tomber.
Un gars m’a proposé de m’emmener à Pucuro pour 90 dollars. Puis, j’ai fini par trouver trois adolescents qui m’emmenaient pour seulement 20. Départ, le lendemain à l’aube. J’avais pourtant le goût de me reposer un jour ou deux à Boca mais je ne pouvais pas refuser ça, d’autant que le voyage en pirogue, s’il n’est pas vraiment reposant, n’est pas vraiment fatiguant non plus.
De fait, je me suis bien reposé aujourd’hui à regarder les petits jeunes pousser la pirogue, malgré les quelques temps de marche quand l’eau n’était pas assez profonde pour assurer la flottaison. Hier soir, en me voyant boiter, une infirmière m’a donné des médicaments à prendre toutes les six heures. Puis ma priorité avant de me coucher, était de réparer la sacoche décousue. Je n’ai pas eu le courage de réparer le reste ; ça ne pressait pas. Le nez dans les sacoches, c’est là que je me suis aperçu de la disparition de mon couteau. J’ai tout fouillé mais en vain. C’est ainsi que je dus faire deux fois dans la même journée, le deuil de mon fidèle couteau suisse. J’ai fait le compte et nous n’avons pourtant passé que huit mois ensemble. Mais huit mois d’une aventure exceptionnelle. Outre la valeur sentimentale du cadeau, cette aventure singulière crée un lien. Contrairement à mon vélo, je n’ai pas donné de nom à cet objet. Peut-être aurais-je dû le faire. Je me console en pensant que Gomez l’a peut-être retrouvé sur le chemin du retour. Si tel est le cas, alors je sais qu’il est entre de bonnes mains.
18.
C’est cet après-midi à Pucuro, que j’ai fait tranquillement la révision des 13000. Garde-boue cassé, porte-bagage tordu, roues qui frottent, sacoches abîmées, sacs (pour protéger la tente et le duvet) déchirés, compteur HS (une fois de plus), linge déchiré, chaussures trouées, tendeurs détendus (rendus inutilisables).
En me levant ce matin, ma jambe allait déjà mieux. Je boitais encore mais ça allait bien mieux. Avec les ados, on a chargé les pirogues et après avoir obtenu mon tampon de sortie de l’immigration, on a mis les bouts, les gaillards poussant sur leurs longs bâtons, remontant à contre-courant la rivière Tuira. Ça, c’est du boulot ! Ces jeunes garçons ont des bras en acier. En admirant passif leur travail éreintant, je contemplais enfin la jungle, me reposant dans cette embarcation peu confortable mais incroyablement stable. La pirogue est creusée dans un tronc d’arbre et file à une allure impressionnante quand elle n’est pas chargée. On s’est arrêté quelques fois dans des hameaux. Un groupe de femmes les pieds dans l’eau, amassaient quelques poussière d’or (environ un gramme par jour). Elles m’ont appris comment faire, ce n’est pas bien compliqué. Plus tard dans l’après-midi, les jeunes se sont précipités hors des pirogues pour courir après un iguane. Bredouilles !
Après six heures de pirogue et une demi-heure de marche, on a atteint Pucuro et on m’a demandé de combien de guides j’avais besoin pour aller à Paya. J’ai dit que je n’en avais pas besoin. Le SAHB (South American HandBook) dit que ce n’est pas vraiment nécessaire. En revanche, des gens du village sont venus me dire qu’un guide est indispensable, que je vais me perdre, qu’un gars est revenu à moitié mort. Ça m’a fait un peu peur ; je suppose que c’était le but. Puis dans leur élan intimidant et commercial, ils ont ajouté une information cruciale. Normalement, à cette époque de l’année, le sentier pour Paya n’est pas tracé. Mais par bonheur, la semaine dernière un motard sponsorisé par Kawasaki a fait tracer le sentier à l’aide de sept guides du village. Ils ont mis trois jours pour faire passer la 1300 Kawa. Loin de m’inquiéter, cette info me donna l’audace de partir seul et de suivre la trace. En discutant avec d’autres personnes, plus le temps passait et plus je pensais la chose réalisable en solo. Quand j’ai vu mon vélo tout réparé, j’avais une énorme envie de partir demain mais je pense que ça ne serait pas raisonnable. Avec une journée de repos supplémentaire, je pense que ma jambe sera ok. Il faut quand même faire vite si je dois encore payer quelques passages car il ne me reste plus beaucoup d’argent ni de bouffe.
Après une bonne nuit de sommeil et une bonne flemme matinale, je me suis levé frais, neuf, en pleine forme. Ma jambe va bien. Les Indiens ont continué de me parler du chemin qui va à Paya. Les avis sont partagés. Je soupçonne certains de m’effrayer pour gagner quelques dollars. Au danger de se perdre, ils ajoutent les tigres, les bandits, les narcotrafiquants. Charmant ! Mais aujourd’hui, ce n’est pas mon sujet de préoccupation. Je me suis reposé, j’ai lavé du linge qui une fois « propre » serait jeté illico dans la poubelle de n’importe quelle maison d’un pays dit civilisé. Puis j’ai réparé mes souliers, des sacoches et des vêtements. Le seul qui soit resté intact est une polaire canadienne que j’ai donnée à Gomez avant qu’il ne reparte chez lui. Les Indiens Cunas n’ont pas très bonne réputation. C’est vrai que l’accueil ne fut pas très chaleureux. Les rares contacts que les Cunas ont avec les étrangers sont des relations avec des aventuriers aux poches pleines de dollars. Pas étonnant donc que le mode de relation soit si intimement lié à l’argent. C’est moins dramatique que dans un village africain traversé par le Paris-Dakar mais ce n’est pas très sain quand même.
Comme les gens ne venaient pas trop spontanément à moi, contrairement à ce qui se passe partout ailleurs, je suis allé au devant des villageois de Pucuro. En circulant dans le village, j’ai vu une femme qui cousait une pièce d’un artisanat très original. On m’a bien sûr parlé d’achat mais j’ai dit que je n’avais pas de ronds à dépenser. Mais leur artisanat me plaisait beaucoup alors je leur ai dit que j’avais peut-être quelque chose qui leur plairait. Je suis allé chercher dans ma tente du fil à broder. J’ai pris tout ce que je n’avais pas utilisé pour payer mon voyage en Afrique puisque c’est en fabriquant des bracelets brésiliens et en les vendant dans le métro parisien que j’avais amassé ce petit pécule. Mes fils de couleur leur plaisaient bien, effectivement. Mais ils voulaient savoir ce que j’en fais. En fait, je ne l’utilise plus que pour broder. Je leur ai montré ma housse de guitare sur laquelle sont brodés une carte des Amériques, mon trajet depuis Montréal, une tortue et un papillon. J’étais tout excité à l’idée de faire du troc avec les Cunas. Marchander peut être un acte social assez plaisant et sympa. Pas la moindre transaction monétaire. Le contact me paraissait sain.
Puis en fouillant parmi les bobines de fils multicolores, ils ont trouvé quelques morceaux de bracelets brésiliens que je n’avais pas vendus car ce ne sont que des essais pour inventer de nouveaux motifs. Alors on a commencé à bargainer dans la perspective de s’échanger des choses. Moi, je n’avais pas l’intention de me charger ; on comprend pourquoi. Puis ils m’ont demandé de leur apprendre à faire des bracelets et bientôt ce fut l’attroupement. Tout le monde voulait du fil pour confectionner des bracelets. J’ai passé une bonne partie de la journée à leur enseigner ça. Quand j’arrivais à m’échapper, on venait me chercher. J’aurais pu faire des affaires en or mais je n’étais pas là pour ça, ni pour m’encombrer d’objets pesants ou volumineux. Alors, j’ai échangé tout ce que j’avais contre une vieille « mola », une chemise de femme Cuna bien usée qui à leurs yeux n’avait que peu de valeur, et aux miens un charme fou, bien plus que celles toutes neuves qu’on vent à prix d’or aux touristes. Le troc c’est super : on échange des choses banales de chez soi contre des merveilles d’ailleurs et tout le monde a l’impression de faire une bonne affaire. Je ne sais pas ce que penseraient les ethnologues de voir travailler les Indiens Cunas avec du fil DMC made in France, moi j’y vois aujourd’hui un bel échange culturel.
Comme d’habitude, on me demande de chanter et jouer de la guitare. Depuis ces quelques mois passés en Amérique latine, je commence à avoir quelques chansons en espagnol à mon répertoire. Puis quand vient la Bamba, on peut chanter et danser et ça, ça me comble de joie.
Quand je me suis fait à manger (un infâme ragoût de riz, mortadelle, galettes et ketch up), ce fut encore l’attroupement. Ça ne me gêne plus tellement que tout le monde me mate comme une bête curieuse. Je comprends leur curiosité même s’ils ne se soucient pas assez de mon intimité. Quand je fais à manger, je fais goûter chacun. Et quand ils ne sont pas trop nombreux, je partage. Encore que depuis quelques jours, je ne sois pas très généreux car sérieusement rationné.
Le chef du village attendait quelques faveurs de ma part et on essayait de me faire comprendre tout le respect que je lui dois. Pas facile de leur expliquer que je le respecte mais pas plus qu’un autre individu d’un statut social moins élevé. Ce chef, fort de son pouvoir, cherchait souvent à attirer mon attention et jouait avec une paire de menottes en plastique dont il semblait très fier.
C’est amusant, dans le Darién, quand je demande l’heure à quelqu’un, au lieu d’effectuer une petite rotation du poignet, on lève la tête. L’approximation varie dans une fourchette d’une heure ou deux, ce qui n’a d’ailleurs que peu d’importance ici. Moi, je ne suis pas très fort pour me lever aux aurores alors j’ai besoin de faire sonner ma montre. Mais depuis quelque temps, elle déconne complètement et se met à sonner à n’importe quelle heure du jour ou de la nuit et je n’arrive pas toujours à la faire taire. C’est important que je parte très tôt car il est très difficile d’estimer le temps que ça me prendra pour me rendre où je veux aller. D’autant plus que certains prétendent que je n’y arriverai jamais.
Ici comme dans le reste du pays, on s’enquiert de savoir quel est mon état civil. Mon célibat a aux yeux des femmes un intérêt particulier. On me propose une femme comme une bonne affaire et le respect pour elles est lamentablement faible. Et puis le charme d’un gringo est souvent lié à l’idée qu’on se fait du contenu de son portefeuille.
19.
19 février 1989
Jamais, plus jamais ! Cette fois, ce ne sont pas les paroles de Gomez ou de qui que ce soit d’autre que moi-même. Je suis mort, mort, mort. Hier, le chemin de Pucuro à Paya fut un enfer. Le motard et ses guides avaient pourtant fait du bon boulot. Mais cette putain de jungle me tue. J’en ai vraiment marre. Faut que je sorte de cet enfer au plus tôt. 12 heures de souffrance incroyable pour arriver à Paya. Puis en arrivant, les militaires m’ont laissé monter ma tente et me laver dans la rivière. Puis, ça a été la fouille à laquelle je ne peux m’habituer. J’étais crevé, mort ; je ne voulais que me reposer, dormir. Mais fallait sortit tout mon stock, satisfaire leur curiosité, leurs caprices et tout ranger avant d’aller me coucher. J’ai quasiment plus rien à bouffer. Je tire sur les réserves depuis six jours. Seulement à Yavisa, j’ai pu acheter quelques babioles et ça fait six jours. Six jours à tirer sur mon énergie comme sur un élastique. Le vélo souffre énormément aussi. Il ne faut pas compter moins de 3 heures de réparation par jour. Tout part en morceaux. Je perds des trucs. Le couteau ne fut que le premier d’une liste qui s’allonge chaque jour. Parfois, je retourne en arrière pour aller les chercher. Parfois, je les retrouve, parfois pas.
Je me suis bien reposé la nuit dernière et je ne suis parti ce matin qu’à 10 heures puisque de toutes façons, il faut compter deux jours pour arriver en Colombie, à Cristalès. Alors, j’ai fait ce que j’ai pu aujourd’hui. Deux Péruviens m’ont donné un sérieux coup de main pendant une heure ou deux, ce qui m’a considérablement aidé. Puis ils sont partis en avant, à pied. Je n’ai plus d’eau et je transpire comme un malade. Maman, je veux rentrer à la maison ! Quelle galère !
Si tout va bien, je serai donc à Cristalès demain soir et c’est le début de la fin puisqu’il n’y a plus d’autres chemins que d’aller en pirogue à Bijao, puis Travesia et enfin Turbo. Courage mon vieux, courage ! C’est presque fini. Je suis souvent tenté de dire « j’en peux plus » mais je me refuse à prononcer ces mots suicidaires. J’aime la vie, je déteste la jungle et je ne veux pas y rester alors je n’ai pas d’autre choix que d’avancer. Même à moitié mort, j’avance. En fait, je dis que je suis mort mais pour faire ce que je fais en ce moment, on ne peut pas être plus vivant que je le suis. Je n’en reviens pas de voir à quel point on peut repousser ce qu’on croit être des limites. Quand on veut vivre et qu’on croit en ce qu’on fait, on peut faire n’importe quoi. Malgré la fatigue extrême, j’ai gardé assez de lucidité pour rester éveillé et voir à quel point mon corps obéit à mon esprit. Cette conscience me remplit et me donne courage. Je viens de voir une grosse araignée dans ma tente et je l’ai loupée. Charmant ! Tant pis ! Bonne nuit
20.
Je n’étais pas sûr de vouloir ni sûr de pouvoir écrire ces lignes. Les voici tout de même.
Déjà depuis Paya et probablement même avant, je commençais à douter de l’utilité de traverser le Darién. Pourquoi tant de souffrance ? Y a-t-il un motif valable pour souffrir autant ? Oui sûrement mais moi, je ne roule pas pour le bon motif. Je roule pour moi et je vis pour moi-même. Certes, j’ai un projet de vouer ma vie au service du Monde mais aujourd’hui, qu’est-ce que je fais ? Je vis pour moi. J’en profite un peu avant de me donner. Il y avait bien les livres lumineux de Peace Pilgrim, découverts au Belize. Peut-être un prétexte pour légitimer mon voyage... Ces livres ne sont jamais arrivés à destination. Et puis il y avait le Darién. Et le Darién, c’est quoi ? C’est la panacée de l’aventure, un moyen de se faire valoir auprès des autres, d’obtenir un brin d’admiration, satisfaire mon ego et me gonfler d’orgueil. Putain d’orgueil ! Et putain d’orgueilleux ! J’avais rien à prouver pourtant. Enfin, faut croire que si ! Un luxe d’aventurier, un défi à la vie. Pauvre con !
En levant le camp au lever du soleil, au plein cœur de cette jungle sans pitié (mais au nom de quoi devrait-elle en avoir), j’étais prêt à jeter mes dernières forces dans cette « ultime » journée d’enfer. Je suis donc parti du bon pied, prêt à en finir pour de bon avec ce foutu Darién. Très tôt dans la matinée, j’ai atteint la pierre frontalière de Palo de las Lettras. Cristalès était à ma portée ; un finlandais croisé la veille me l’avait confirmé. Encore huit traversées de la rivière Tulé, une du Cacarica et c’est gagné. Après deux ou trois passages du Tulé qu’on suit dans le sens du courant, j’ai décidé de quitter le chemin et de descendre le Tulé dans son lit presque à sec. C’était plus long en distance mais infiniment plus facile de mouvoir cette charge qui torturait mon papillon. J’avais juste à compter les passages du chemin (balisé en Colombie car faisant partie d’un parc national). En arrivant à l’embouchure du Cacarica (que le SAHB a pris pour le Pailon) j’ai aperçu un camp abandonné qui correspond exactement à la description faite dans le SAHB, juste à l’embouchure du Cacarica dans lequel se jette le Tulé. Le guide prétend qu’il s’agit du camp abandonné de Montadero qui effectivement est tout proche de Cristalès. Le guide dit aussi que le chemin est si mauvais qu’il vaut mieux longer la rivière quand elle est basse. Alors confiant, j’ai suivi le cours du Cacarica.
Grossière erreur ! On passe des endroits presque à sec mais peu après on a de l’eau jusqu’aux genoux puis aux cuisses et puis c’est la vase jusqu’à un mètre, on s’enlise et on est dans la merde. Impossible d’avancer maintenant. Ma tortue est prisonnière de la rivière. Je dois hisser tout mon stock pièce après pièce, sur la berge. Tout est trempé et pèse bien le triple de son poids habituel. Je ne pourrai pas tirer 150 kilos tout seul. Il me faut abandonner tout ce que je possède sur la berge et aller chercher de l’aide à Cristalès.
Me fiant au guide, pensant que le camp abandonné de Montadero était tout près de Cristalès, j’ai juste pris mes papiers, mon argent dans un sac hermétique (du moins je pensais qu’il l’était) puis j’ai mis tout ça dans mon petit sac à dos et suis parti à la nage pensant revenir le lendemain avec une pirogue pour récupérer le stock. L’après-midi était bien entamée mais j’avais encore quelques heures de soleil devant moi. Je suis donc parti avec pour seuls vêtements un slip et un short, ayant ôté mes souliers qui m’auraient gêné pour nager. Très vite, je me suis aperçu de mon erreur mais, par orgueil probablement, je ne sais pas bien revenir en arrière.
La rivière est souvent assez profonde mais il est souvent plus facile de marcher à pied sur les bords ou même au milieu quand il y a peu de fond. J’ai aussi réalisé assez vite qu’une pirogue ne pourrait pas remonter la rivière trop sèche et encombrée de multiples troncs d’arbres accumulés. Mais j’étais parti. De toute façon, il fallait arriver à Cristalès avant la nuit. Ensuite, on verrait…
Le temps passait et je commençais à me découper les pieds puis les mains sur la roche, les épines et toutes autres sortes de végétation pas très tendres. Les rayons du soleil s’inclinaient davantage sur le Cacarica et je commençais à me sentir très mal. Et toujours pas de Cristalès !… Je flippais et la nuit tombait peu à peu. Je commençais à appeler, à crier mais mes cris restaient sans réponse. Seul, presque à poil dans la jungle, suivant le lit d’une rivière dont je commençais à douter que ce soit celle qui mène à Cristalès, j’étais mal, très mal. Mais qu’est-ce qui se passait donc ? Qu’est-ce que je foutais là ? J’étais mêlé entre la confiance et la crainte. Qui l’emporterait sur l’autre ? Mon angoisse semblait plus pesante dans la balance. Mais mes cris bien que remplis d’angoisse, n’étaient pas dénués d’espoir. Puis après avoir bien balisé et prié pour ne pas passer la nuit là, j’ai commencé à me calmer et essayé de comprendre la raison de ma présence dans ce qui m’apparaissait un enfer. C’est à ce moment que j’ai pris pleinement conscience que je faisais ce voyage et plus particulièrement la traversée du Darién, pour satisfaire mon ego. Pour la gloriole et me gonfler d’orgueil. J’étais lamentable, plein de honte, tout petit : ma véritable dimension ! Moi qui prône l’humilité, je constatais un peu plus le monstre d’orgueil que je suis. Ok, c’est clair, je me suis planté : je paie et je redresse le tir. Ma place n’est pas là et je dois aider le monde et ce, dès maintenant. Mais je trouvais ça cher payé. Pourtant, ce n’était que le début de la note.
Je voulais continuer à marcher de nuit mais je risquais de louper Cristalès dans la pénombre. Et puis quand l’eau m’arrivait aux hanches, j’avais trop froid. Alors il a fallu me résoudre à passer la nuit là. Au milieu de la rivière, il y avait un banc de pierres et de sable à peu près plat. J’ai amassé quelques feuilles mortes dont je me suis fait un matelas. Puis j’ai coupé quelques branches feuillues pour me couvrir et me protéger un peu du froid. Et la longue nuit a commencé. La lune était presque pleine et elle mettait un temps fou à se déplacer sur son axe céleste. Le froid et les moustiques se relayaient pour m’empêcher de trouver la paix du sommeil. J’ai pourtant réussi à dormir un peu, par à-coups. La lune a daigné tailler la route jusqu’à l’autre bout du ciel, puis disparaître enfin faisant place à une clarté rassurante.
Aux premières lueurs, je ne dormais pas mais je voulais attendre que le soleil cogne un peu pour me remettre en chemin dans les eaux froides du petit matin. Mais les grosses mouches qui piquent m’ont fait lever le camp rapidos et j’ai continué à me déchirer les pieds et les mains sur le roc et le bois. Les chutes ponctuaient mes efforts et je poussais des hurlements à chaque nouvelle blessure. Et le temps passait. Et toujours pas de Cristalès. Soit, je l’avais déjà dépassé et dans ce cas, je rencontrerais des bateaux qui vont et viennent de Bijao, soit j’allais arriver à un moment ou un autre à Cristalès. Mais Montadero n’était pas censé être si loin. Logiquement, je ne pouvais pas me tromper mais j’étais dans un doute angoissant. Pour seules réponses à mes cris, mes appels au secours, j’avais les cris moqueurs des singes et des oiseaux. Eux étaient chez eux, moi pas. J’avais pris la veille la décision de rentrer en France pour faire ce que je crois devoir faire : travailler pour le développement international. Alors, je commençais à penser au retour. Certes, j’aurais adoré continuer mon voyage jusqu’en Argentine mais il était bien clair que je devais rentrer à Paris et cesser de vivre pour ma petite gueule d’égocentrique. Alors les images de ma mère, de mon père, de mon frère, de Mehdi, Coco, Ali… me venaient à l’esprit et pour la première fois de ma vie j’ai rêvé de mon petit coin de banlieue. Mais je n’étais pas chez nous et les singes ironisaient dans mon univers parano. Mes pieds me faisaient mal mais c’était le matin et j’avais encore de longues heures de clarté solaire ; ce n’était pas si mal.
C’était assez effrayant de nager ou marcher dans cette eau inconnue. Il m’est arrivé de la voir bouger et d’imaginer la cause inquiétante de ces remous. Finir par identifier vaguement une loutre (en fait, probablement un agouti) venant à moi, n’était rassurant que quelques instants. Je dois à mon insouciance et mon incompétence de n’avoir appris que plus tard que j’eus pu « rencontrer » une faune moins joviale, tels des crocodiles, des jaguars, des tarentules…
Tôt dans la matinée, j’ai repris espoir en découvrant un sentier partant de chaque rive du rio. Sur la rive gauche, un panneau de bois indiquait je ne sais plus quoi à 30m. De fait, à une trentaine de mètres de la rivière se trouvait sur ce sentier un camp abandonné avec les traces d’un feu tout à fait froid. Mon feu s’est alors refroidi. Mon espoir s’est à nouveau dilué dans cette déception. Et j’ai remis à l’eau ma carcasse dans le lit de celle que j’aurais tant aimé nommer avec certitude Cacarica. Mais ma cacaricasse n’en pouvait plus d’avancer. Et cette même cacaricasse n’en pouvait plus de ne pas avancer. Elle n’en pouvait plus et en pouvait encore. Elle n’en pouvait plus d’osciller aussi brutalement entre l’espoir et la peur, entre la vie et la mort. Et j’ai crié, crié, la vie, pour qu’elle revienne. Et j’ai pleuré, pleuré, c’est lourd ce que je traîne. Si j’arrive aujourd’hui à cacaricaturer Hervé Vilain avec un peu d’humour, c’est qu’un peu plus tard dans la matinée, un de mes cris obtint enfin une réponse : une voix d’homme. Une pirogue avec un homme et une femme qui pêchaient. Je montai à bord et à peine cinq minutes plus tard, j’étais à Cristalès. Mais je ne recouvris pas mon humour bien longtemps.
Cristalès, c’est deux ou trois cases, quelques bananiers et une demi-douzaine de personnes en charge de ce que j’ai du mal à nommer un parc national. Comme je le craignais, c’était impossible de remonter en pirogue le Cacarica jusqu’à l’embouchure du Tulé. Alors il faut reprendre le chemin et aller jusqu’au premier passage du Tulé et redescendre le rio jusqu’au Cacarica. Trois bonnes heures de marche aller, bien plus pour le retour ! L’accueil fut très froid et on ne voulait pas m’aider. On ne voulait pas venir avec moi ni le jour même ni le lendemain. J’ai fait sécher mes papiers et mon argent qu’ils se sont empressés de compter pour savoir combien ils pourraient tirer de moi. Puis j’ai réussi à obtenir une paire de chaussures sorties tout droit de la poubelle et dans un état bien plus lamentable que les miennes. J’ai eu aussi une paire de chaussettes et deux bouts de lacets. On m’a vendu un repas que j’ai englouti aussi sec et je suis reparti par le chemin pour rejoindre ma tortue aux ailes brisées.
Par le sentier, il faut environ une demi-heure pour rejoindre le véritable camp abandonné de Montadero. Celui-là même qui avait refroidi mon feu ce matin même. C’est là que j’ai réalisé que le stress, la peur et la douleur m’avaient empêché de penser plus intelligemment, quand j’ai vu inscrit 30m sur le panneau au bord de la rivière. J’ai interprété 30 metros au lieu de 30 minutas. Cette erreur de communication ne m’avait même pas incité à explorer la poursuite du sentier. Peur et discernement ne font décidément pas bon ménage. J’ai traversé la rivière et poursuivi le sentier jusqu’au fameux 8ème gué du Tulé.
De là, j’ai redescendu le rio jusqu’à l’embouchure du Cacarica. J’y ai retrouvé aisément mon papillon-tortue écartelé, pitoyable. J’ai ramené le tout sous une pluie battante jusqu’au camp abandonné que j’avais cru être celui de Montadero. J’y ai monté la tente. La pluie a cessé et j’ai commencé à faire sécher la totalité de mon stock avant que la nuit tombe. J’ai même taillé un bout de chemin à la machette pour gagner un peu de temps le lendemain matin. J’avais pris le risque de tout laisser dehors pour la nuit. Je pensais qu’avec un peu de chance, le tout aurait perdu la plupart de son eau. Il me semble important de préciser que depuis plus d’un an, j’avais organisé la totalité de mon voyage de sorte que je sois dans le Darién en plein cœur de la saison sèche. Parfait timing, pensais-je donc.
Mais pendant la nuit, le déluge est tombé. Une violente pluie tropicale ravagea tout jusqu’à la tente qui s’est écroulée sur moi. J’étais transi de peur. Je n’ai pas osé sortir de la tente, blotti dans le double-toit en nylon qui me tenait étrangement chaud. J’étais tétanisé, en pleurs. Je me suis pissé dessus et suis resté immobile jusqu’aux lueurs du matin. Devant le désastre, j’avais déjà accepté mon sort. Incapable de ramener le tout, j’étais prêt à laisser mes biens matériels à la jungle ou aux opportunistes de Cristalès. J’ai pris la guitare, les papiers, ce carnet de voyage et deux pellicules photo exposées et suis parti en abandonnant mon papillon tellement tortueux et lourd de larmes tropicales.
En fin de matinée, j’étais de nouveau à Cristalès. J’ai raconté mon histoire et les gars du camp qui avaient bien compté mes devises m’ont dit qu’ils iraient chercher mon matériel pour ce qui me restait d’argent. J’ai dit ok. Ils voulaient que j’aille avec eux mais j’étais crevé et mes pieds me faisaient terriblement mal bien que j’aie retrouvé le « luxe » de mes propres chaussures. C’était pourtant si simple de se rendre où se trouvaient le vélo et le stock. Un enfant l’aurait compris. Je leur ai fait un plan d’une grande simplicité mais ils voulaient quand même que je vienne. Je me voyais mal faire le trajet une quatrième et une cinquième fois mais j’ai dit ok. Puis les deux gars ont pensé finalement que je serais un poids en marchant lentement. Alors ils sont partis seuls. Ils ont pris le bateau jusqu’au véritable camp abandonné de Montadero économisant une demi-heure de marche. Quant à moi, j’ai ôté mes souliers et fait sécher mes plaies purulentes. Les gars sont revenus très tôt ; ce n’était pas bon signe. Ils prétendent être allés jusqu’au dernier passage du Tulé et ne se sont même pas mouillé les pieds jusqu’à l’embouchure du Cacarica, ces salauds-là. J’étais en pétard et eux riaient et se foutaient de ma gueule. Ils m’engueulaient en disant que tout était de ma faute. J’étais prêt à éclater mais plutôt que de diriger ma colère contre eux, j’ai repris mes chaussures et suis reparti en courant jusqu’à mon triste campement, plein d’une énergie totalement insoupçonnée. Je me sentais étrangement surpuissant. J’ai pensé que cette énergie était d’une noble source. Mais c’était une fois de plus pour ma petite gueule, pour sauver mon matos que j’agissais. Maudit orgueilleux ! La pluie diluvienne s’est remise à battre. Arrivé au camp, j’ai regroupé mes affaires et remonté une partie du matériel jusqu’au 8ème gué du Tulé. Tout mouillé, le tout devait dépasser les 100 kilos. Il avait donc fallu morceler la tâche et faire plusieurs voyages. A la nuit tombée, j’avais mon stock à trois endroits différents. Là où je décidai de m’arrêter, j’avais la tente avec moi et c’était bien assez. D’ailleurs, je me suis contenté de prendre le double toit pour une simple couverture sans monter le moindre arceau. C’est dans cet amas de nylon que j’ai découvert le cadavre de l’énorme araignée que j’avais renoncé à tuer quelques nuits auparavant. Elle s’est montrée moins robuste que moi.
Au lever du soleil, j’ai rassemblé le tout. Au bout de quelques heures, j’avais le vélo et son chargement sur le sentier de Cristalès. Mais cette fois, je n’avais plus rien dans les bras. J’étais physiquement incapable de monter ces côtes de boue si pentues. Alors une fois de plus, lamentable et honteux, j’ai ravalé mon orgueil de merde et j’ai repris la route sans mon compagnon de voyage. Les pluies avaient bien endommagé le chemin et des arbres étaient tombés comme il en tombe tant dans la jungle si humide. Manquant de repère, je me suis perdu plusieurs fois retournant toujours à mon unique point de repère sonore : le rio Tulé. Puis à force, j’ai fini par retrouver une fois de plus Cristalès et les gars qui m’ont pris à juste titre pour un con. Là, je leur ai demandé d’imaginer ce qui peut se passer dans la tête d’un homme qui chemine depuis dix jours dans la jungle une douzaine d’heures par jour à tirer une bicyclette chargée, quasiment sans manger. Là, ça les a fait moins rire et on a pris le bateau jusqu’au Montadero. A trois, on a ramené le monstre à Cristalès.
Au bout de ce trajet accompli sept fois, je trouvai enfin le repos. Depuis longtemps déjà, mon linge sentait le fauve putride. J’ai tout lavé dans la rivière. J’ai donné tout mon argent aux deux gars sans savoir comment je m’y prendrais pour traverser les marécages et la mangrove qui me séparaient de Turbo et sa terre ferme. Fort heureusement, le chef du campement était de retour. Quand je lui ai raconté mon histoire, cet homme qui a vraisemblablement un cœur à la place d’une pierre, a récupéré une partie de mon argent de sorte qu’ils ne soient rémunérés que pour l’essence que ça leur coûterait pour m’emmener à Travesia aujourd’hui. D’ici demain je serai à Turbo. De là, ce sera Bogota puis l’avion pour Paris.
21.
Ce qu’Hervé ne dit pas dans son récit, c’est que durant la nuit qu’il passa nu dans la jungle, il passa un pacte avec le Dieu auquel il croyait. « Si je m’en sors, jura-t-il, je rentre à Paris et je bosse pour des associations humanitaires. » Il tint parole. De retour en France, il s’investit bénévolement et à temps plein au service de Terre des Hommes, Croix-Rouge écoute, Emmaüs et Amnesty International.
Quelques mois plus tard, Sylvie vint lui rendre visite. Les retrouvailles furent chaleureuses. Cette jeune femme généreuse lui tendit un paquet. « C’est pour moi ? » fit-il niaisement. Il me déballa sans ménager le joli vêtement que Réjean avait confectionné pour moi. Puis il ouvrit la boite rectangulaire qui m’avait si peu servi de lit. Était-ce par pure flatterie ? Son regard s’émerveilla de moi. A moins qu’il arbore ce regard hypocrite qu’on a parfois quand on reçoit un cadeau qu’on n’apprécie pas. Mais je suis la Rolls Royce des couteaux multiusage. Le sait-il, au moins, ce béotien ? Cette fois, je sais qu’il sait. Mais sait-il que je sais qu’il sait ?
22.
Pendant 23 années, je coupai occasionnellement des rondelles de tomate et de saucisson. J’ouvris bon nombre de bouteilles de blanc de Savoie, des roussettes, du Chignin-Bergeron et quelques piquettes. Plus rarement un bon Gewurz VT. Les tâches de mon prédécesseur étaient plus nobles certes, mais je m’accommodai de ma fonction de loisir et je ne voulais surtout pas crever dans la jungle. Mes 6 pièces se mirent au service de modestes usages. Le début de l’humilité peut-être. Les 6 pièces de mon clone servent-elles encore aujourd’hui à ce Gomez de Pinogana ? Je l’ignore. Quant à moi, je ne crains pas d’être considéré comme un second couteau.
Hervé se sédentarisa longuement et j’en fus bien content. Il est resté fidèle aux convictions du jeune homme qu’il fut. En 2012, il était bien engagé dans des mouvements de transition écologique, sociale et politique. A cette époque, il avait déjà fait la bascule de la décroissance. Il avait pourtant un peu joué le jeu du capitalisme en gagnant bien sa croûte dans une aventure entrepreneuriale. Pendant quinze ans, il avait tenté de changer le monde de l’intérieur, au cœur des entreprises privées ou publiques. Une tardive formation avait fait de lui un psychothérapeute. Sa précoce expérience de pédagogue l’avait conduit à monter une micro-entreprise, un cabinet de formation. En mélangeant l’ensemble, cela aboutissait à animer des stages de formation continue dans les domaines du management, de la communication, du développement personnel au sein des entreprises. Il publia quelques ouvrages au succès relatif. Le papillon-tortue est l’une des 14 chansons de son premier album. Ces multiples activités professionnelles lui rapportèrent assez d’argent pour acheter une maison, puis la revendre et en racheter une autre. Mais vers 45 ans, la révolte gronda en lui et il décida de renoncer à changer le monde de la manière dont il s’y prenait. D’une part, il ne parvenait pas toucher les dirigeants, à infléchir les politiques d’entreprise. D’autre part, sa conscience écologique gagnait du terrain et il sentit l’urgence de détruire le mythe de la croissance. Il arrêta donc son métier de formateur-consultant et il vendit sa maison. Il la vendit très mal puisqu’il est aussi mauvais vendeur qu’acheteur. Mais la vente lui permit quand même de ne pas avoir une trop grosse pression pour démarrer une nouvelle activité professionnelle plus en phase avec ses valeurs.
Les vingt premières années de sédentarisation furent assez faciles, dans le sens où l’ivresse des voyages ne lui manquait pas vraiment. L’aventure fut plus intérieure mais aussi sociale et professionnelle. Sans aventure, la vie lui semblerait vaine. Mais il y a maintes manières de vivre l’aventure. Le temps passa à vivre des aventures autres, donc. Puis en 2012, aux abords de la cinquantaine, le jeune baroudeur titilla le vieux sédentaire et l’envie de repartir fit son chemin dans l’esprit aventureux d’Hervé. Il ne voyait plus guère de raison de se priver de voyager. Il en restait cependant une qu’il fut facile de contourner. Hervé ne voulait pas alourdir son bilan carbone en prenant l’avion sur de grandes distances. Qu’à cela ne tienne, il partirait à pied de chez lui, reprenant sa bonne vieille habitude de l’autostop. Ou ce qu’on pourrait appeler aujourd’hui du covoiturage gratuit.