Dimanche 1er juin 2025, 10h30
Que c’est bon de prendre la route ! On annonçait des orages aujourd’hui, qu’importe. Pour l’instant, plein soleil. J’ai trois jours pour aller à Trept, un seul pourrait suffire, alors je flâne ce qui ne m’arrive que rarement quand je voyage. L’itinéraire et très aléatoire. En regardant la carte, j’avais envisagé une première étape vers Ambérieu-en-Bugey mais je me suis laissé tenté par le calme de la Via Rhôna. Alors je vais a priori plutôt vers Vienne. Un endroit m’attire, je m’y arrête. Une ancienne tuilerie, une table en bois ombragée et je me pose à quelques pas du Rhône encore un peu sauvage. Je fais des choses simples que des millions de gens font. Je croise des cyclistes qui profitent de ce beau dimanche. J’erre sans but et j’aime bien ça. Pourquoi est-ce que je m’en prive si souvent ? Bonne question. Nos sabotages sont innombrables.
Le lieu est paisible et dénué de prise électrique. Peu m’importe car le kilométrage ne m’importe pas. Si je recharge plusieurs dans la journée, je sais que j’ai les ressources pour parcourir 100 km par jour mais 30 me conviendront parfaitement aujourd’hui. Sur fond champêtre, je regarde la trott’ et le sac derrière et rien que ce tableau me réjouit. Je revis
13h, vers Aoste
Premier ravitaillement électrique. Une belle maison isolée, une vieille grange, une prise électrique et ma triplette qui pendouille assurant la charge des deux batteries et du téléphone. Le monsieur me propose une chaise et me voilà bien installé.
Nomadisme et création, tels sont les deux gros manques, les deux grosses frustrations de ces deux dernières années. Alors ce matin, j’ai bougé mon cul et me revoilà sur les routes. Côté créa, je ne me lance pas un défi mais je me propose un petit jeu. Tous les jours, j’écris. Un poème a priori, un par jour. J’en ai commencé un cette semaine et je m’y colle dans les deux heures qui viennent. Depuis quelques années, je me laisse de temps en temps inspiré par le jeu de l’Ouverture. Mon frère Didier a créé ce brillant outil. Parmi ses 70 cartes, cette semaine j’ai choisi la n°69 :
J’y ai consacré un peu de temps cette semaine. Voilà où j’en étais :
Désorienté, aurais-je perdu l’Orient ?
Déboussolé, perdu en Occident
J’ai perdu le Nord, largué, serais-je à l’Ouest ?
Dans le décor, paumé, sans GPS
Rond-point, carrefour… par où souffle le vent ?
Faire demi-tour ou foncer droit devant
Ou planté là, à la croisée des chemins
Mettre le holà, bloquer le frein à main
Le soleil cogne et je suis à l’ombre ; c’est parti.
15h15
Voilà la suite :
Ou bien partir sans savoir où aller
Sans se blottir dans une prison dorée
Proche ou lointain, peu importe le but
Peu importe la fin, ce qui compte c’est « Débute ! »
Mettre le cap n’est pas indispensable
Cap’ ou pas cap’, vain ou réalisable
Quand d’aventure, c’est le vent qui décide
Rien n’est plus sûr, c’est pas moi qui préside
Je m’abandonne, mon égo rend les armes
Et la Vie donne, elle dévoile tous les charmes
D’un labyrinthe, zigzags inattendus
Sublime étreinte d’un paradis perdu
Bousculez-moi, méandres de la Vie !
Surprenez-moi, appétit, goût, envie !
Chahutez-moi, éprouvez ma souplesse !
Défions la joie, la folie, la sagesse !
Lundi 2 juin, vers Bourgoin-Jalieu 10h50
Nuit pluvieuse, accueil minimum syndical, réveil bof. Un peu fatigué, ce matin, pas très envie de patiner. J’ai fait quelques détours pour trouver à manger. Parti sans grande préparation, je n’ai pas emporté de nourriture terrestre. Le temps que je me rende compte que dimanche après-midi, tout serait fermé et me voilà parti pour une journée de jeûne involontaire. Bien apprécié une part de pizza et beaucoup moins un croc’nutella un peu étouffant.
Je roule sous la pluie, une pluie fine pas vraiment désagréable. Problème de batterie ce matin. Un court-circuit peut-être. J’ai aperçu des fils dénudés. Arrivé à un garage, je reteste la batterie et elle redémarre. Demi-mystère si des fils sont fragilisés. Quelques kilomètres plus loin, je recharge les deux maintenant.
Installé sur chaise dans un garage, le confort me semble suffisant pour envisager une pause de deux heures. Et c’est reparti pour un second poème. Trouver un sujet inspirant. Allez, je retourne aux cartes de Didier. Cette fois, j’ai choisi la n°38 :
J’ai une longue histoire d’amitié avec le petit prince. Dans mon œuvre artistique, il y a d’innombrables clins d’œil qui nous ramènent à lui. Je l’ai découvert en 1986 au Canada. Helen fut mon renard ; c’est elle qui m’offrit le livre. Cette lecture ouvra plus large l’univers même de la littérature. Écrivain, je le suis devenu et absolument rien ne pouvait le laisser présager à cette époque. Je n’étais même pas lecteur. L’apprentissage de la lecture fut précocement traumatique, en conséquence de quoi, je ne lisais jamais et avais cette activité en horreur. En lisant cette œuvre mythique de Saint-Ex, je ne me suis pas seulement ouvert au contenu riche de ce conte philosophique. Ce sont tous les livres qui sont se sont ouverts à moi. Sans jamais devenir un grand lecteur, je me suis laissé apprivoiser par les livres.
Je me sens proche de ce petit bonhomme imaginé et dessiné par Antoine. Pas seulement pour les mêmes raisons qui me poussent à aimer E.T. Se sentir étranger à un monde absurde, le visiter, le décrire sans complaisance nous rapproche aussi des Lettres persanes. Montesquieu avait caché en être l’auteur car son propos était très subversif. C’est dans une société moins obscurantiste que Saint-Exupéry assume cette critique du capitalisme. Tout en poésie, avec une douce ironie. Et ça passe crème dans un langage enfantin. Et ça plaît aux enfants. Et les adultes se régalent. Pour certains parce qu’ils se reconnectent à leur cœur d’enfant. Peu de grandes personnes se souviennent qu’elles ont d'abord été des enfants. Pour d’autres, parce qu’il est distrayant de faire abstraction de nos similitudes avec le businessman, le roi, le vaniteux, le buveur, l’allumeur de réverbère. Avec le cœur tendre d’Antoine, leur description les rend peut-être moins ridicules qu’attendrissants. Pathétiques, quand même. Comment s’y reconnaître, donc ?
Au-delà des apparences, Le Petit Prince est une satire sociale, ce qui rapproche son auteur de Montesquieu certes, mais aussi de Lafontaine et Molière. Sa critique n’est pas frontale, elle semble bon enfant. Pourtant l’extra-terrestre de l’astéroïde B612 n’est pas un bon enfant tel qu’on les formate sur nos planètes corrompues. Il est plus en sécurité dans le désert. En ville, il eût été placé en centre de redressement pour mineurs ou en fourrière comme un chien errant. B612, pas de ça chez nous !
Au-delà des apparences, Saint-Ex prétend que l'astéroïde B 612 n'a été aperçu qu'une fois au télescope, en 1909, par un astronome turc. Il avait fait alors une grande démonstration de sa découverte à un congrès international d'astronomie. Mais personne ne l'avait cru à cause de son costume. Les grandes personnes sont comme ça. Heureusement pour la réputation de l'astéroïde B 612, un dictateur turc imposa à son peuple, sous peine de mort, de s'habiller à l'européenne. L'astronome refit sa démonstration en 1920, dans un habit très élégant. Et cette fois-ci tout le monde fut de son avis, en deçà des apparences.
Au-delà des apparences, l’essentiel est invisible pour les yeux. La vue est pourtant un beau cadeau de la Vie. Des filtres opacifient, déforment nos perceptions. Ils nous coupent de notre réalité profonde, nous poussent à l’exil. Téléphone maison, qui veut rentrer chez Soi ? Pas chez moi, chez Soi. Pas dans la confortable complaisance de l’égo ; ailleurs, partout, dans une autre dimension transcendante. Pourquoi pas sur Terre, cette planète-école se prête bien à l’apprentissage de la transcendance. Ce n’est pourtant pas cela que j’ai appris à l’école de la république. J’y ai appris la toute-puissance des rois, la vanité des businessmen. Et comme dans ces rêves matérialistes, seule une élite peut parvenir à ces sommets dérisoires, ont peut aussi apprendre à boire, à connaître d’autres ivresses ou allumer des réverbères qui n’éclairent rien ni personne.
Au-delà des apparences, le petit prince n’est pas au seuil d’un portail bleu. Le trompe-l’œil est un art malicieux car au-delà des apparences, le petit prince est au seuil d’un portail bleu. A moins qu’il s’y trouve au-delà du seuil. Dans ce cas, il faut le franchir, ouvrir la porte et peut-être y rencontrer un ami. Il est probable qu’il faille l’apprivoiser. L’aventure est là, devant le seuil, derrière la porte. Regarde bien, ferme les yeux ! Au-delà des apparences, on ne voit bien qu’avec le cœur.
Mardi 3 juin 2025, Trept 14h
Grosse faignasse, me voilà déjà dans le confort d’un appartement amical. J’ai passé une nuit reposante malgré une pluie battante. Elle n’a pas mouillé ma toile de tente qui séchait peinard dans l’atelier de Philippe, un gentil monsieur qui m’a offert l’hospitalité d’une vieille caravane. Au matin, il m’a offert une douche, un chocolat chaud et de la grassouillette brioche. J’ai pris la route et la batterie qui avait sonné l’alerte hier, a remis ça. L’autre pouvait me permettre d’avancer encore quelques kilomètres. J’étais assis dans l’herbe en train de téléphoner à une amie et Frédéric est venu me demander si j’étais en panne. Un peu, lui ai-je dit et il m’a fait part d’un point commun : notre incompétence en matière d’électricité. Je suis arrivé chez lui pour recharger la batterie qui ne dysfonctionne pas et nous avons passé un moment agréable à discuter.
Lors du coup de fil qui a précédé notre rencontre, j’étais avec une vieille amie qui m’a inspiré l’idée d’une production artistique par jour. La semaine dernière, le 27 mai, elle a mis un terme à un défi sur Instagram. Depuis le 28 mai 2024, elle a posté pendant 365 jours une aquarelle toute fraîche. Christel https://www.instagram.com/christelcerruti_aquarelle/ a beaucoup de talent alors elle sera aujourd’hui ma source d’inspiration. Sans tergiverser, je choisis rapidement ce tableau, le 353ème des 365 promis :
L’essentiel est invisible pour les yeux, pas cool a priori de dire ça à un peintre. Mais je peux imaginer Christel Cerruti fermer les yeux quand elle jongle avec les pigments et l’eau. A moins que les artistes de talent aient des yeux que nous n’avons pas et qu’alors ils ferment certains yeux pour en ouvrir d’autres. En affirmant qu’on ne voit bien qu’avec le cœur, le renard suggère au Petit Prince qu’il y a des yeux du cœur, des yeux de l’intérieur. Avec ses yeux-là, l’artiste inspiré capterait un invisible qu’il rend accessible à nos sens communs. Et d’yeux dans tout ça ? Faut-il avoir le mauvais œil pour mal voir ? Et si la beauté est dans les yeux de celui qui regarde, avec quels yeux regarde-t-il sinon ceux du cœur ? T’as de beaux yeux, tu sais. Tellement beaux que je me trouve beau en te regardant. Ça y est, la contagion opère. Quel vaccin pourrait empêcher cette vertueuse contamination ? Oh, il existe bien. Au frais dans la porte du frigo, on en prend soin. Ce vaccin ne corrompt pas que nos nerfs optiques. Certes, il défigure nos regards en regardant si mal nos figures. Mais plus en profondeur, il empoisonne nos esprits. Quand le vaccin est un poison, l’antidote ne se trouve pas dans un labo. Il faut revenir à une source plus pure d’où sourd un essentiel, invisible pour les yeux. Certains artistes ont le pouvoir de nous ramener à l’essence, à nous reconnecter aux racines de l’arbre de la Vie. Sombres par nature, les racines se fraient un chemin dans une matière dense et opaque, contournant, parfois fendant, la roche avec une force végétale qui défie le minéral. Irrésistiblement guidées vers la lumière, par la lumière, aveuglément elles voient, vont de l’avant, vers le haut. Sans peur du radicule, le chêne centenaire porte la mémoire de sa genèse. Il sera, il est, il fut. Son fût majestueux sait qu’il fut fragile. Vulnérable et puissant, il est sorti de terre, a cru vers la lumière, découvert la couleur. Profusion de couleurs. C’est Holi et la fête éclabousse. Nous sommes tous des enfants de la Terre et les pigments enluminent nos visages, ravivent nos vêtements. Nous sommes couleurs. La poudre aux yeux a perdu la vanité ostentatoire du désir de plaire. On joue, on rit comme des gosses. Nous sommes de terre, nous sommes racines et nous poussons. Nous grandissons, passant enfin d’infantile à enfantin. Le chaos s’organise sans structure, la joie éclate, radieux chahut. Le jaune sur mon visage boit ma sueur et se mélange au rouge, au bleu lancés sur moi par d’autres bigarrés bagarrés au sein d’un combat ludique et sans perdant, au cœur d’un jeu où tout le monde gagne. Le mélange des couleurs sur nos peaux, sur nos oripeaux, fait perdre aux couleurs leur nom, leur pureté. Tout est métis. Il n’existe pas deux oranges, deux violets identiques, nous sommes uniques et tous pareil, bariolés.
Branches sans feuillage, hiver estival, ô arbre nu qui t’habilles des mille feux de l’archange-ciel, colore mes automnes des teintes du printemps !
Mercredi 4 juin 2025, Colombe 20h
Délicieuse grasse matinée, petit déj et départ tardif. Un jour et demi pour faire une centaine de kilomètres, pas de pression. Direction Grenoble mais sans se presser. L’orage menaçait et j’ai eu du flair en m’arrêtant chez Farid et Anna, un pied en France, l’autre à Madagascar. Moment agréable et bien au sec pendant que des trombes d’eau s’abattaient sur le Dauphiné. L’accalmie fut assez agréable et j’ai même aperçu un peu de soleil. En début de soirée, je suis arrivé à Colombe, un village que je connais bien. Un paysan m’a accordé une nuit au sec dans un hangar agricole. Adossé à un silo, le cul sur un sac de grain, je ne vais pas m’éterniser dans cette atmosphère humide, froide et inconfortable. Les conditions ne me donnent pas envie de pondre ma création du jour. Le défi n’en étant pas un, je ne me mets pas la rate au court-bouillon et je vais me glisser sous la tente.
Jeudi 5 juin 2025, Rives 10h40
Couché tôt, bien dormi. Ce matin, la deuxième batterie ne veut plus rien savoir. Je vais probablement devoir gérer avec une seule. Heureusement, seulement 50 bornes à faire. Alors je recharge précocement. Je me pose et je choisis de me laisser inspirer par la n°14 :
L’homme semble aussi serein qu’un moine tibétain. Avec son foulard rouge, on pourrait s’y méprendre. Il ne semble pas toqué, est-il au piano ? Pas de couvre-chef pour le chef ?! Pas de toque, rien sur le crâne à part peut-être une mince couche de cheveux ; on peut l’imaginer volontairement chauve et en prière. Concentré, présent à la fragrance, découvre-t-il un mantra olfactif ? Cherche-t-il l’inspiration de son nez à nos bouches ? Peut-être est-il simplement dans sa cuisine. Ou n’importe où ailleurs, sans projet culinaire. Juste sentir par simple curiosité. Une ouverture sensorielle qui pourrait l’amener au désagrément, à la nausée. La curiosité est d’abord abstraite, elle peut n’être que mentale. J’aimerais bien savoir mais… La curiosité est compatible avec la peur. On peut être curieux et timoré et le mystère perdure. Certains reconnaissent du charme au secret. On peut aussi être curieux et frustré. Le procrastinateur rumine, écartelé entre son ignorance et son désir de savoir. La curiosité peut être statique ou en mouvement selon que l’aimant est freiné par une quelconque forme d’appréhension ou de paresse. Aimantés, attirés, je crois que nous le sommes par nature. Le nouveau-né vient au monde avec un curiosité qui semble infinie. Certes, il peut éprouver le dégoût mais ce désagrément ne survient qu’après deux étapes : avoir ressenti l’attirance, puis avoir fait le mouvement vers ce qui l’attire. Souvent l’objet de curiosité est à distance de soi, il nous attire de plus ou moins loin. Tenter le rapprochement est le moyen par lequel on peut satisfaire sa curiosité. Ce qui n’est pas synonyme de plaisir. J’ignore tout de l’ortie, elle m’attire, je la touche. Ma curiosité est satisfaite mais aïe, je découvre qu’elle est urticante. J’apprends. Je retiens ? Pas forcément. La répétition et l’intensité des expériences désagréables déterminent la force du conditionnement qui en résulte. Le chat échaudé ne craint pas plus l’eau qui échaude (qui brûle) que l’eau froide. Son expérience l’a conduit vers un amalgame. Ce que à tort, il croit avoir appris sur l’eau le maintient dans l’ignorance de ce qui brûle. Le bébé est tout ouverture et peu à peu l’enfant devient méfiant, craintif, ne sachant pas toujours avec pertinence ce qui est à craindre et ce qui ne l’est pas. Beaucoup d’erreurs d’interprétation sont inévitables ; ce n’est pas un problème en soi. Ce qui devient problématique, c’est que passé un certain âge, on ne fait pas usage de son esprit critique, ce qui pourrait pourtant permettre de faire le tri de ces croyances précoces, irrationnelles et limitantes. Sans cette déconstruction mentale, nous perdons notre curiosité, notre ouverture au monde.
Si j’ai l’expérience, la certitude que A entraîne B, alors je ne teste rien. Tester, c’est explorer l’inconnu, c’est prendre le risque de découvrir ce que j’ignore. Sentir une fleur de chèvrefeuille ou de jasmin est un risque minime car je connais et apprécie l’odeur de ces fleurs. Au pire, elles sentent peu. Sentir une plante que je ne connais pas est un risque plus élevé. Certaines dégagent une odeur que subjectivement je peux trouver incommodante. D’autres encore dégagent un gaz toxique. Être prudent ne signifie pas ignorer les dangers. Tenter, tester, c’est faire ce pas en avant qui permet de voir de plus près ce qu’on ignore.
Il ne semble pas que cet homme qui hume une herbe aromatique prenne un bien grand risque. Il m’inspire parce que je crois deviner qu’il en a pris de bien plus grands par le passé, suffisamment pour avoir le visage si détendu devant ce faible degré d’inconnu. J’imagine sa curiosité l’avoir amené à sentir tant de variétés de thym qu’il sait déjà que celui qu’il va humer aujourd’hui est différent de tous les autres. Son expérience et sa sensibilité sont telles qu’il en saisit tant de subtilités et envisage un mélange des saveurs qu’il ne connaît pas encore. Cet inconnu semble jouissif. Il va se laisser surprendre avant dans nous surprendre en vidant nos assiettes.
Son nez s’est avancé et la métaphore s’arrête là. Alors commence la véritable audace de vivre, celle qui me pousse à avancer un nez, un pas vers ce qui m’attire et m’effraie. Tester, essayer, tenter ma chance. Le premier pas, j’aimerais que je fasse le premier pas…
Vendredi 6 juin 2025, au bord de l’Isère 10h30
62 balais et quelques mots d’amour ce matin. Je n’apporte pas une grande attention à mon âge. Dès l’enfance, j’ai aimé vieillir. Mon impatience enfantine s’est bien sûr transformée. Vieillir à 8 ans, c’est fatalement différent que vieillir à 80. Je n’ai plus d’impatience ; la maturité est un processus que j’observe et que j’active. Avec l’âge, mes facultés physiques diminuent ; j’apprends à vivre avec, à adapter mes activités en fonction de mes ressources. Je trouve que je vieillis plutôt pas mal. Le fait d’avoir aimé ça jeune y est peut-être pour quelque chose.
Avec l’âge, il serait bien dommage d’omettre que certaines facultés augmentent. C’est bien ce qui m’attirait lorsque j’étais enfant. Devenir un vieux con est une menace qui nous guette tous. A certains égards, je me sens souvent plus intolérant qu’avant. La connerie des autres me rend con. Je suis vigilant, pas assez ; je fais ce que je peux.
Allez, va pour la 49 :
Je pourrais faire ma grosse faignasse opportuniste en vous balançant ce récent poème. Je vois qu’il date du 17 avril :
J’embrasse ma langue
Très souvent il se cache et je fouille tout recoin
Je le traque sans relâche et je le trouve enfin
Plus il se fait attendre et plus je tarde à jouir
Ce coquin n’est pas tendre quand il fuit mon plaisir
Est-il plutôt charnel ou plutôt platonique ?
Quelquefois spirituel et souvent alchimique
Quand enfin il surgit de la boite de Pandore
Qu’il paraît par magie, qu’il brille de tout son or
Tout mon être pétille, j’ai l’âme en expansion
Puis il me déshabille, prêt pour la création
Dans un accord parfait, me libère de mes maux
Me met à nu, je fais l’amour avec le mot
Le mot juste, le bon mot, celui que j’attendais
Le mot juste, le bon mot, celui qui m’attendait
En suis-je le créateur ? A moins qu’il soit mon maître ?
Je prétends être auteur, ou mon égo peut-être
Mais quand il coule en moi, que rien ne fait obstacle
Je doute que ce soit moi l’auteur de ce spectacle
Lui et moi au service de l’acte créateur
Jouant ensemble, complices, témoins et serviteurs
Il m’adresse une lettre et puis une autre suit
Bientôt va apparaître une syllabe et puis
De lettre en lettre, amour épistolaire
Quand j’ouvre la fenêtre, le mot s’envoie en l’air
En bon érotomane, il m’arrive de penser
A cet amour profane et je me sens aimé
A la Saint-Valentin, je ne sais pas s’il m’aime
Moi je l’aime, c’est certain, il parcourt ce poème
Quand nous jouons ensemble, je vibre sous ma gangue
Quand nous jouissons ensemble, alors j’embrasse ma langue
Ce baiser imparfait se joue de tous mes maux
Avec délice, je fais l’amour avec le mot
Mais… je joue le jeu et je rejoue avec les mots. C’est parti, mon kiki ! Voici le début ; pas sûr que vous ayez envie de lire la suite (au prochain épisode) :
La poésie m’ennuie, je hais les reflets mordorés
Ces mots qui font du bruit, les expressions édulcorées
Les clichés bucoliques qui font frémir les romantiques
Les pâquerettes, les colchiques dans les prés, verbiage pathétique
Petites fleurs et oiseaux ont droit à leurs odes, leurs sonnets
Princesses et damoiseaux, leurs sérénades aux balconnets
L’art se met au service des cucuteries du romantisme
En usant d’artifices, à grand renfort de conformisme
Samedi 14 juin, Le Bourget-du-Lac 11h
Histoire de boucler la boucle, voici un dernier témoignage de mon mini-trotttrip. Je suis de retour chez moi depuis lundi. Mon escapade a duré 8 jours. Un beau petit moment de respiration plus profonde, un séjour vivifiant.
Vendredi dernier, j’ai eu une journée bien remplie, un chemin bien long mais très agréable en longeant l’Isère sur une très longue piste cyclable de grande qualité. Je suis arrivé dans l’après-midi au studio où j’ai enregistré mon récent album. J’ai passé un moment sympa avec Christian qui a réalisé les arrangements des 14 chansons du CD. Puis j’ai repris la route pour me rendre à Saint-Jean en Royans où j’avais prévu de passer le weekend. Cétici est un groupement issu de l’Espace des Possibles. Chacun y vient avec ce qu’il est, avec ce qu’il possède de compétences pour les mettre au service des autres, gratuitement. J’y ai rencontré quelques amis et beaucoup d’inconnus. Lors de la première soirée, Pascal et Fabiana m’ont fait une belle surprise. Fondant au chocolat, bougies et petite chanson pour fêter mes 62 balais. Adorable attention.
Les deux soirs suivants, soirées cabaret. Samedi, j’ai chanté « Occupés ». Beaucoup de gens très touchés par cet appel à l’empathie pour le peuple palestinien. Cependant, à la fin du séjour, deux personnes sont venues me voir pour partager une émotion assez douloureuse. Tous deux sont juifs et ils ont été vivement blessés par un mot contenu dans la chanson :
Pourtant, loin d’ici, en judéocratie
Toujours sous tension, règne la ségrégation
Ils m'ont exprimé en quoi le terme « judéocratie » leur faisait du mal. Ce n’est pas la première fois que j’entends cette contrariété. Ce mot choque parfois. Certains y voient un dangereux amalgame. J’ai écouté en silence ces deux personnes blessés par mes propos. Puis quand j’ai pu en placer une, je leur ai demandé s’ils voulaient bien entendre la raison pour laquelle j’ai choisi ce mot et pourquoi je l’assume malgré le risque qu’il puisse blesser des gens, juifs ou non juifs. Je trouve que judéocratie est un mot qui colle assez objectivement à la réalité politique d’Israël. Il suffit de considérer comment est constitué le terme. Le pouvoir (cratie) est aux juifs. En juillet 2018, la Knesset a proclamé qu’Israël est un état-nation juif. Et depuis bien avant 2018, les juifs en Israël ont des pouvoirs, des droits civiques que n’ont pas les non-juifs.
Dimanche soir, j’ai donné un extrait de « Fraternisons ! », un passage assez émouvant dans lequel un jeune soldat français s’adresse à un allemand avec lequel il a fraternisé la veille :
Heinrich, si j’avais su, j’aurais pas tué Günter ;
Quand je l’ai aperçu, j’étais pétri de peur.
Heinrich, si j’avais su, j’aurais pas tué Markus
Quand je l’ai aperçu, moi j’étais mort de frousse.
Mort de trouille mais vivant, combien de temps encore ?
À qui le tour ? Au suivant ! Vas-tu broyer mon corps ?
C’est quoi un bon soldat ? C’est juste un bon tireur ?
Virtuose du combat ou complice de l’horreur ?
Pour moi, tous tes amis, sans prénom, sans visage
Étaient des cibles ennemies, sans histoire et sans âge
Heinrich, si j’avais su, j’aurais pas tué Hermann ;
En lui tirant dessus, j’y ai laissé mon âme.
Je connais tes amis, leurs prénoms, leurs visages
Je maudis l’infamie des crimes qu’on encourage.
Heinrich, si j’avais su, j’aurais raté ton frère ;
Sans m’en être aperçu, j’ai mortifié ta mère.
Heinrich, si j’avais su, mais j’étais ignorant
Heinrich, je n’ai pas su, j’étais indifférent.
Et tu me dis que toi, dans ta Bavière natale,
Tu as grandi comme moi en haut d’un piédestal,
Haïssant l’étranger, surtout les Franzosen.
Tout était arrangé dans une ambiance malsaine
Pour qu’on soit tous ici, toi, moi, tes potes, les miens
Piégés, à la merci des armes dans nos mains.
Dans ta tendre campagne, mais était-elle si tendre ?
Dans chaque village d’Allemagne, que pouvait-on entendre ?
Tu grandis dans l’amour, tu grandis dans la haine,
Abreuvé de discours qui prenaient pour certaines
Les croyances inculquées qui vous abrutissaient
Prétendant justifier votre haine des Français.
Oui, la francophobie dans les programmes scolaires
Enfant, tu l’as subie, nourrissant ta colère.
Heinrich, je ne t’ai pas tué ; le sort t’a épargné.
Heinrich, tu ne m’as pas tué ; le sort m’a épargné.
Quand je t’ai vu de loin, j’ai bien cru voir un monstre ;
Avec ton casque à pointe, tu perçais la pénombre.
Quand tu t’es approché, j’ai reconnu un homme ;
Pendant que tu marchais, j’ignorais l’uniforme.
Quand j’ai touché ta main, j’ai découvert un frère ;
T’es mon cousin germain, mon compagnon de misère.
Reprendre les combats ? Faire preuve d’obéissance ?
Pour moi, y a pas débat, ça n’a plus aucun sens.
Un jour on fraternise, après on s’entretue
Lundi on humanise, on parle, on se dit « tu »
Mardi c’en est fini, chacun est dans son camp
À nouveau ennemis, belliqueux, attaquants.
Par quelle absurdité, revenir en arrière ?
Quelle légitimité a cette maudite guerre ?
Mourir pour une patrie n’est pas une fin en soi
Et c’est le cœur contrit que je m’en aperçois.
Mourir pour des valeurs, je veux bien mais lesquelles ?
Les nations sont un leurre qui nie l’universel.
Depuis toujours, j’acclame la devise de la France
Mais la patrie nous blâme pour notre impertinence :
Au nom de la liberté, on a fraternisé
Au nom de l’égalité, on a fraternisé.
Pour cette fois, aucune polémique, tout le monde d’accord. J’avais proposé aussi de projeter un film. Ils ont choisi « ça en fait une trott’ ». Tous ces partages ont beaucoup plu et j’ai quelques contacts pour envisager des ciné-débats et peut-être des représentations théâtrales. Et puis l’envie de faire des concerts me revient, je commence à l’envisager.
Bref, un très beau weekend dans le Vercors pour clôturer mon trip à trott’
Au cours de ces trois derniers jours, j’ai pris quelques minutes de solitude ça et là pour terminer le poème entamé. Je n’en suis pas très fier. Il traduit une forme d’élitisme que je n’aime pas. Il y a de l’intolérance dans mes mots ; ils traduisent hélas une réalité que je combats, pas très efficacement.
La poésie m’ennuie, je hais les reflets mordorés
Ces mots qui font du bruit, les expressions édulcorées
Les clichés bucoliques qui font frémir les romantiques
Les pâquerettes, les colchiques dans les prés, verbiage pathétique
Petites fleurs et oiseaux ont droit à leurs odes, leurs sonnets
Princesses et damoiseaux, leurs sérénades aux balconnets
L’art se met au service des cucuteries du romantisme
En usant d’artifices, à grand renfort de conformisme
Quant aux poètes maudits qui se complaisent dans leur névrose
Leur litanie m’ennuie, qu’ils l’expriment en rimes ou en prose
Je respecte leur besoin, créer est une bonne thérapie
Attirer des témoins, solliciter notre empathie
Puis quand vient le talent, je baigne dans mes contradictions
Je ne fais pas semblant quand je partage leur affliction
Quand saigne le cœur de Brel, quand Ferré pleure avec le temps
Leurs mots me touchent, ruissellent, me pénètrent puissants, percutants
Je présente des excuses, demande pardon pour l’arrogance
Et c’est moi que j’accuse pour l’élitisme, l’intolérance
Bien sûr la poésie s’offre à chacun, est à tout le monde
Vanité, jalousie, l’égo des poètes nous inondent
Voilà pourquoi je tique, pourquoi je sombre dans l’exigence
Où toute œuvre artistique se libère de la complaisance
Pour l’un la poésie c’est fuir un réel morne, sordide
Pour d’autres, elle contribue à voir la vie en face, lucide
Il en faut pour tout le monde alors créons, poétisons !
Que l’esprit vagabonde de l’orée jusqu’à l’horizon !
Pour moi la poésie, ça ne rime pas avec des rimes
C’est un état d’esprit, c’est un élan qui nous anime
La boucle est bouclée. Merci d’avoir un peu voyagé avec moi.
The end