IL ÉTAIT UNE FOI

Il était une foi, dans un pays lointain, une foi inébranlable qui avait pour siège le cœur d’une femme. Il était une foi, dans un pays proche, une foi instable qui avait pour siège le foie d’un homme.

La nuit est tombée et cela fait deux bonnes heures que François arpente sans but les rues de la ville. Amel est déjà dans le quartier et leur rencontre est imminente. Sans enthousiasme, l’homme tente de se soustraire à un quotidien ennuyeux. Il nourrit le maigre espoir de combler quelques heures, le vide qui l’habite depuis toujours. Son cœur ne bat pas fort. Quel contraste avec celui de cette femme qui vit au rythme de l’exaltation ! Elle y croit, elle qui a aussi trouvé le temps bien long avant de trouver enfin un sens à sa vie. Contrairement aux apparences, tous deux se ressemblent un peu. Le désespoir morbide de François n’est pas si éloigné de l’espoir morbide d’Amel. Il a bien pensé au suicide, mais l’aquoiboniste a encore procrastiné. Quant à elle, ses yeux brillent d’un après que sa foi dit glorieux.

Il fait miraculeusement doux pour un soir d’automne. Le réchauffement climatique, ça a du bon, ironise le bobo désabusé. Au cours de son aléatoire flânerie, il aperçoit une terrasse de café qui semble propice à son imminent besoin d’anesthésie éthylique. Une petite table ronde aimante sa solitude. Il s’assoit et commande deux vodkas Balkan. Le serveur obligeant apporte deux verres et une seconde chaise. Pas très visionnaire, ce loufiat ! pense François.

« - Je peux m’asseoir ? »

Le regard ahuri, François lève la tête vers l’inconnue. Sans attendre de réponse, la jeune femme s’installe sur la chaise du destin. Elle n’est pas laide. Presque jolie, corrige le jeune homme, toujours muet. Pas trop son genre, mais il n’est plus très regardant depuis qu’il s’est résigné, abîmé dans les méandres des relations amoureuses. Même s’il préfère les blondes, si cette petite allumeuse le cherche, ce sera toujours ça d’économisé sur son pathétique budget putes. Plus très au fait des techniques de drague, il sort quelques banalités pour donner le change à l’audacieuse.

Ne sachant pas si elle est niaise ou complaisante, le dragueur refoulé observe le jeu de séduction de celle qui s’est imposée à sa table. Il n’est pas dupe de l’affligent spectacle dans lequel ils se commettent tous deux. Cette hypocrisie lui rappelle ce que lui répète son psy - pourtant pas très causant - à savoir que la lucidité est une composante de sa névrose. Depuis toutes ces années de psychanalyse, il lui arrive de plus en plus souvent de comparer le rapport coût/bénéfice des deux plus gros postes de sa compta : le psy et les putes. Et la conjoncture impose partout des coupures budgétaires. Sale temps !

Mais il fait beau et Monsieur va sûrement tirer son coup gratos. Alors que diable, pour une fois, halte à la sinistrose ! François se détend un peu ; il est presque souriant. Pour assurer le coup, il se montre curieux :

« - Vous faites du tourisme ? »

Elle dit qu’elle vient de loin et qu’elle y retourne. Il ne s’étonne donc pas du gros sac posé à ses pieds. Qu’importe qu’elle reparte bientôt ! De toute façon, on s’en fout ; l’avenir appartient à ceux qui ont foi en lui. Et François, il veut juste baiser. Il ne connaît même pas son prénom. Démago, il demande. Elle répond. Hypocrite, il dit c’est joli. Elle précise qu’en arabe, Amel signifie « espoir ». Il feint un intérêt pour ce détail. Son seul espoir est courtermiste et se résume en deux mots : Il bande. Impatient, il lance un bref regard périphérique sur la terrasse et constate que de nombreux couples y sont attablés. Son regard se porte furtivement sur l’un d’eux. Un homme prend son téléphone, il rédige apparemment un SMS. Pas très courtois vis-à-vis de la demoiselle dont François ne distingue pas le visage. Étonnants parfois, ces détails sur lesquels on porte son attention…

Une vibration à peine perceptible ramène François à sa table. Amel sort son portable et dit :

« - Ah, faut que j’y aille »

« - Quoi ? Déjà ?! »

« - Ben oui, c’est l’heure ! »

L’heure de quoi ? C’est quand qu’on baise, merde ?! François avait furtivement renoué avec l’espoir et voilà qu’il doit à nouveau s’évanouir avec une femme qui le porte dans son prénom.

Amel fouille dans son sac. Avec ce qu’elle en tire, elle arrose la terrasse. François est le premier à tomber sous les balles de Kalachnikov. Il y en a bien d’autres. Avec une parfaite coordination, l’homme au SMS fait de même, tuant sans relâche sur ceux aussi qui fuient dans la panique générale.

Peu après le carnage, les pneus crissent sous la voiture qui emmène les terroristes dans les rues de la ville. Une course poursuite s’engage avec les forces de police, à l’issue de laquelle Amel trouve aussi la mort.

Il était une foi, dans un pays lointain, une foi inébranlable qui avait pour siège le cœur d’une femme. Il était une foi, dans un pays proche, une foi instable qui avait pour siège le foie d’un homme. La rencontre des deux organes eut lieu dans le corps d’un être qui n’aurait pas survécu sans cette double greffe salvatrice. La mémoire me revient.

La nuit était tombée et cela faisait deux bonnes heures que j’arpentais les rues de la ville. Abdallah était déjà dans le quartier et notre rencontre était imminente. Sans enthousiasme, je tentais de me soustraire à un quotidien ennuyeux. Je nourrissais le maigre espoir de combler quelques heures, le vide qui m’habite depuis toujours. Mon cœur ne battait pas fort. Quel contraste avec celui de cet homme qui vivait au rythme de l’exaltation ! Il y croyait, lui qui avait aussi trouvé le temps bien long avant de trouver enfin un sens à sa vie. Contrairement aux apparences, on se ressemblait un peu. Mon désespoir morbide n’était pas si éloigné de l’espoir morbide d’Abdallah. J’avais bien pensé au suicide, mais en bonne aquoiboniste j’avais encore procrastiné. Quant à lui, ses yeux brillaient d’un après que sa foi prétend glorieux.

Il faisait miraculeusement doux pour un soir d’automne. Le réchauffement climatique, ça a du bon, ironisai-je, désabusée. Au cours de mon aléatoire flânerie, j’aperçus une terrasse de café qui semblait propice à mon imminent besoin d’anesthésie éthylique. Une petite table ronde aimanta ma solitude. Je m’assis et commandai deux vodkas Balkan. Le serveur obligeant apporta deux verres et une seconde chaise. Pas très visionnaire, ce loufiat ! pensai-je.

« - Je peux m’asseoir ? »

Ahurie, je levai la tête. Sans attendre ma réponse, le jeune homme s’installa sur la chaise du destin.

La mémoire me revient par bribes. Certains détails sont d’une grande précision alors que d’autres semblent des pièces définitivement disparues du puzzle. Je me souviens vaguement du pathétique jeu de séduction que nous jouions. J’étais tout excitée à l’idée de me faire monter par un pur-sang arabe. Son prénom m’est revenu à la sortie de l’hôpital. Je le revois me préciser qu’en arabe, Abdallah signifie « serviteur de Dieu ». Je feignis un intérêt pour ce détail. Mon seul espoir était courtermiste et se résumait en deux mots : Je mouillais. Et c’est ce moment que ce goujat choisit pour se détourner de moi et tapoter sur son portable, je ne sais quels mots adressés à une autre, supposai-je. Dégoûtée, je lançai un bref regard périphérique sur la terrasse et constatai que de nombreux couples y étaient attablés. Mon regard se porta furtivement sur l’un d’eux. Une femme prit son téléphone et j’imaginai que c’était à elle qu’il s’adressait. Étonnants parfois, ces détails sur lesquels on porte son attention…

Et puis Abdallah a dit qu’il devait partir. On connaît la suite ; il fouilla dans son sac, en sortit le fusil mitrailleur et arrosa la terrasse. Je crois que je fus la première à tomber sous les balles. De notre rencontre explosive, on a extrait deux balles. Une de mon foie à moitié cirrhosé, une autre de mon cœur à moitié mort.

Les deux greffes ont bien pris. Il ne semble pas qu’il y ait de rejet. J’ai tant rejeté dans la première partie de ma vie. J’ai rejeté tant de gens différents de moi. J’ai tant été rejetée aussi. Mon rejet le plus amer est celui de mon ex. François et moi nous sommes mutuellement rejetés. Chacun de nous en a beaucoup souffert. Peut-être lui, en est-il mort. Je ne sais finalement pas grand-chose de lui mais je le sens en moi. J’ai arrêté de boire mais étonnamment, mon foie est à peine moins cirrhosé qu’avant la greffe. Quant à mon cœur, il semble mu par la révolte. Cela me donne une grande force qui m’effraie et dont je ne sais que faire. Je me sens désorientée. Je l’étais déjà avant ces massacres dont j’ai réchappé mais pourtant quelque chose a changé, je le sais.

Je suis certaine d’une chose : rien ne sera plus jamais comme avant. Je n’ai plus envie de mourir. Tous ces cadavres me poursuivent dans mes rêves. Pas seulement ceux de la tuerie dont je fus victime un soir de novembre. Mais ceux aussi qui par millions tombent sous les feux nourris des fous d’Orient et d’Occident. Depuis que j’ai (r)ouvert les yeux, je vois qu’il n’y a pas que le sud qui a perdu le nord, qu’on est à l’ouest d’où qu’on vienne, que le monde est sens dessus dessous.

Certains aujourd’hui se servent déjà de moi, des blessés et des morts, pour justifier l’escalade de la violence dans l’illusion d’y mettre un terme. Je ne vois guère nos dirigeants interroger les causes profondes de la violence. Me réveillant d’un long sommeil, je commence à peine à entrevoir les rouages occultes et policés de la barbarie. Dans des pays dits démocratiques, on édicte des lois qui tentent de justifier l’exploitation de l’homme par l’homme. Il y a dans ces injustices bien propres sur elles, le germe des pires violences. J’espère que nous allons apprendre à nous partager les richesses du Monde de façon véritablement équitable. De tout mon foie, de tout mon cœur, je l’espère.