Extrait de "Le meilleur ami de l'homme"

2017 couv   Le meilleur ami de lhomme
Montréal 1988, chapitres 1 à 6

1.

C’était à Montréal durant le printemps 1988. J’attendais patiemment mon tour, dans le vague espoir qu’on veuille bien s’intéresser à moi. Depuis combien de temps étais-je là ? Quelques mois, probablement ; je ne saurais le dire avec précision. Bon pedigree, bon parti, normalement je ne devais a priori pas me faire de mouron pour qu’on me choisisse. Sans me vanter, je peux même avancer qu’à l’échelle mondiale, j’ai même une assez bonne réputation. Parfois on me prenait en main, me jaugeant et me comparant à d’autres. Mais personne jusqu’à ce jour de juin n’avait jeté son dévolu sur moi, me préférant à plus gros ou mieux outillé que moi. Une sourde angoisse m’envahissait parfois quand des mains moites, épaisses ou velues me tripotaient gauchement. Je n’ai rien contre les gauchers. Au contraire même, mais il est évident que je préférais tomber entre les mains d’une gauchère. C’est cependant une main droite qui prit possession de l’esclave docile que je suis par essence. La fine main imberbe de droitière appartenait à une charmante jeune femme qui me soupesa longuement. Je l’entendis demander conseil afin de faire un choix qu’elle semblait vouloir mordicus ne jamais regretter. Ces questions portaient principalement sur mon utilité. Quand elle évoqua la question de mon poids, je ne me vexai point. Sa curiosité à mon égard me toucha, me flatta. J’aimais sentir le poids de l’enjeu et donc sa manière de me considérer. J’aimais sa manière de formuler les questions. 

Depuis mon arrivée sur son continent, j’avais pris l’habitude de cet accent qui diffère tant de celui qu’on entend dans mon pays. Parfois avec tendresse, parfois avec arrogance, les Français ironisent sur l’accent québécois. Ils en font tout autant avec nos accents helvétiques. Nos cantons en proposent un vaste échantillon. Je suis suisse et fier de l’être. Les Français disent de l’accent québécois qu’il est à couper au couteau. Quelle étrange et ridicule expression ! Pour rien au monde, j’eus souhaité couper ce délicieux accent québécois. Pas même avec la plus petite de mes lames.

De l’ongle de son pouce, la jeune femme déploya la plus petite de mes lames. Étrangement, son regard s’émerveilla de ce dérisoire petit bout d’acier inoxydable. Vu l’usage qu’on fit d’elle dans les années qui suivirent, mon expérience m’incite à penser qu’elle est pourtant fort peu utile. Du marketing pur, peut-être. Chez Victorinox, ils savent y faire pour provoquer l’acte d’achat. La jeune femme ouvrit chacune de mes pièces amovibles.

« Ça d’l’air que tu trippes sur le six pièces ? dit Réjean avec son ton sirupeux et démago. Tabarouette, c’t’un hostie de bon choix ! insista-t-il »

La jeune femme sembla imperméable à cet argument insignifiant. Je fus tout à la joie d’appartenir à cette femme incrédule et enthousiaste à l’idée que Réjean use de tous les prétextes nécessaires pour faire basculer mon destin entre les mains de sa cliente. Je m’étais mis à rêver de couper en rondelles les tomates de ses pique-niques. J’étais enivré à l’idée d’ouvrir ses bouteilles de bière. Labatt ou Molson, j’étais prêt à déboucher n’importe quoi. Mon tire-bouchon, voilà un argument, Réjean ! Parle-lui de mon tire-bouchon ! Je suis sûr qu’après avoir étalé sur l’herbe, sa nappe carreautée – comme ils disent ici – elle aime ouvrir une bonne bouteille de blanc. Oui, de toute évidence, elle est plus vin que bière. Je la vois bien sortir de sa glacière, une bouteille au galbe effilé d’une alsacienne. Un Gewurztraminer. Allez soyons fous, une vendange tardive ! Allez Réjean, le tire-bouchon !

Mais le maudit vendeur posa pour mon malheur, une question plus pertinente qu’il ne posait qu’en cas d’urgence. « C’est-tu pour quel usage, ma belle ? » fit-il d’un ton mielleux. Draguer pour vendre, vendre pour draguer, j’avais l’habitude de voir Réjean mêler l’utile à l’agréable ou réciproquement. Il extorqua sans mal le prénom de la demoiselle. Je le sentais prêt d’aboutir à la vente. Il était mon allié et le rival que je supplanterais bientôt, j’en étais sûr.

Ma vanité fut immédiatement punie par l’immonde réponse de Sylvie : « C’est pas pour moé » Ce moé-là me fit un mal d’acier. C’est ce genre de phrase qu’il faudrait couper au couteau. C’est une fine lame immatérielle qu’il eût fallu pour cela. Je me sentis bien impuissant. La mort dans lame, j’interrogeai : « C’est pour qui alors, si c’est pas pour toé, tabarnak ?! » Je suppose que Réjean oralisa ma question car elle répondit : « C’est pour mon tchum.» Réjean sembla moins déçu que moé, que moi, que nous. Confusion identitaire. Tant d’émoi ! Huit millions de québécois, et moi et moé, émoi…

Moi, je suis en équilibre précaire sur le fil de mes lames. Bien affûté, bon pour le service, à la merci d’un consommateur lambda. Ma notoriété internationale m’a conduit entre des mains canadiennes. Voué à l’exportation, je devais bien m’attendre au choc des cultures. Je pensais m’en accommoder de bonne grâce et le sort avait semblé un instant me confier entre des mains délicates. Son tchum, un gros et rustre bûcheron? Quelques clichés défilent dans mon âme métallique. Monsieur Victor a prétendu vainement que les couteaux ont une âme. La mienne passe bêtement en revue les stéréotypes du mâle canadien. Le tchum de la demoiselle est-il un homme des bois, un chasseur d’orignal, un pêcheur de ouananiche ? Même la perspective d’un homme romantique gravant un cœur dans l’écorce d’un arbre, me déplaît. A qui va-t-elle me refourguer ?

La cupide curiosité du vendeur va sûrement répondre à mes angoisses, pour le pire ou pour le meilleur, mais je ne suis guère optimiste. « Un voyageur », dit-elle. Son tchum part en voyage ?! En Argentine ?! Et qu’est-ce que j’irais faire là-bas, moi ? Servir ! répond Monsieur Victor, droit comme un i. Couteau officiel de l’armée la moins belliqueuse du Monde, je devrais peut-être en être fier. Mais bof... Monsieur Victor est pour moi un peu comme un programme informatique, une puce qu’on aurait introduit dans mes 6 pièces et leur écrin rouge. Monsieur Victor, c’est une voix qui me rappelle à l’ordre quand je suis déviant. Une âme certes, disait-il, mais une âme qui obéit.

Mes molles contradictions internes n’altèrent guère ma docilité intrinsèque. Il m’arrive de râler, de préférer, de ressentir la contrariété. Mais à quoi bon avoir une âme quand vouloir ne rime pas avec pouvoir. Que puis-je ? Couper, m’user, m’ouvrir, me refermer, quoi d’autre ? Certainement pas choisir les mains de qui je sers.

Va pour un voyageur ! Accepter mon sort est le mieux que je puisse faire, je suppose. Réjean m’emballe, je suis un cadeau. D’anniversaire ?! Ah, sympa. Sylvie se raconte sans pudeur. Un jeune aventurier de 25 ans, pourquoi pas, après tout… A notre retour d’Argentine, j’irai couper les tomates de leurs pique-niques. On ouvrira une bouteille de Gewurz.

2.

Réjean n’eut pas la moindre attention à mon égard. On se quitta sans effusion, mon ego feignant l’indifférence. Puisqu’apparemment on allait voir du pays, je me préparai à la mobilité. Depuis mon trop sédentaire séjour dans le magasin de la rue Sainte-Catherine, mon premier voyage se fit en métro. Arrivés au terminus de Henri Bourassa, nous arpentâmes à pied les rues du quartier d’Ahuntsic. Le secteur n’est pas commerçant ; je supposai que nous allions chez elle. Au rythme du balancement hypnotique qui me berçait au fond de son sac, j’en conclus que Sylvie marchait sans empressement. Puis son rythme de marche s’accéléra subitement mais brièvement. Ayant apparemment changé de trottoir, j’entendis Sylvie s’exclamer : « Aweille, ‘stie, pourquoi tu maganes ton bicyc ? »

Une voix d’homme répondit : « Je ne le magane pas. Je le relooke. » Son accent très prononcé ne laissa aucun doute sur l’origine ethnique de l’interlocuteur de Sylvie. Je l’eus bien coupé au couteau celui-là. Comme on les nomme au Québec, les Français de France ont un parler qui flirte souvent avec l’arrogance. Aux oreilles des autres francophones, un Français souvent, ça se la pète. De plus, l’accent de celui-ci avait les sonorités pointues d’un Parisien, le 5 étoiles de la vanité. Les Français se gargarisent de blagues idiotes sur nous autres Suisses. Les Belges en prennent aussi pour leur grade avec des histoires qui les font aussi passer pour des imbéciles. D’ailleurs, on raconte que les Belges ont trouvé une infaillible manière de faire fortune. C’est simple, il s’agit de trouver un Français, de l’acheter au prix qu’il vaut et de le revendre au prix qu’il s’estime.

Mon amertume m’empêtrait dans des généralités racistes. Et je commençais à m’impatienter. J’avais hâte de faire cesser ce suspense. Que Sylvie m’offre au plus tôt à son Canadien et qu’on en finisse ! Au lieu de cela, Madame fait un crochet avant de rentrer chez elle, elle change de trottoir pour faire la causette avec un Français qui abîme son vélo.

- Men ‘coute don, un beau bicyc à pédales toute neuf de même, c’est de valeur ! Y était ben beau en jaune.

- Justement, je ne veux pas qu’il soit beau. Je ne veux pas attirer la convoitise dessus.

Le maso en question avait installé le cadre à nu sur des cartons. Au moins avait-il le souci de ne pas saloper le trottoir avec sa bombe de peinture. Les roues, la selle, le porte-bagage, tout était étalé çà et là, pêle-mêle, à distance respectable du jet noir destiné au camouflage des parties jaunes de la bicyclette. Du scotch protégeait les parties mécaniques de l’engin.

- T’inquiète pas Sylvie, je sais ce que je fais.

Sylvie ?! Ils se connaissent, alors. T’inquiète pas, je sais ce que je fais... Un Français, ça sait toujours ce que ça fait, ironisai-je dans mon silence fatal. Bon, on va pas s’éterniser avec ce voisin vaniteux, fulminai-je vainement. Vainement et vaniteusement, sont-ce des adverbes de même racine ? On s’en fout, allez basta !

« Bon ben, c’est ton bicyc, après toute », dit Sylvie, sereine.

J’entendis un long pschitt de la bombe aérosol. Pendant ce demi-silence durant lequel le gugusse dégueulassa son vélo, je me sentis bringuebalé. Quel bordel, un sac de fille !

Quelques secondes plus tard, Sylvie prononça une phrase aussi courte qu’assassine :

3.

« Bonne fête, Hervé ! »

4.

Accablé par la succession des événements, je ne mis pas longtemps à comprendre en reconstituant les pièces du puzzle. En Suisse, on dit « Bon anniversaire ! » Au Québec, on dit « Bonne fête ! » 25 ans, ce 6 juin 1988. C’est donc à ce con que j’appartiens maintenant. Et on part bientôt en Argentine. Me voilà bien…

« C’est pour moi ? » fit-il niaisement. Il me déballa sans ménager le joli vêtement que Réjean avait confectionné pour moi. Puis il ouvrit la boite rectangulaire qui m’avait si peu servi de lit. Était-ce par pure flatterie ? Son regard s’émerveilla de moi. A moins qu’il arbore ce regard hypocrite qu’on a parfois quand on reçoit un cadeau qu’on n’apprécie pas. Mais je suis la Rolls Royce des couteaux multiusage. Le sait-il, au moins, ce béotien ? Soit il est bon comédien, soit il est sincère. Son regard semble manifester qu’il m’apprécie grandement.

Il ne masque pas sa gratitude envers la donatrice. Puis mon intuition se confirme finalement dans un immonde baiser sur les lèvres de la fille. Beurk !

5.

Hervé passa une heure encore à salir définitivement son vélo. Grand bien lui fasse ! Puis il reconstitua le puzzle mécanique jusqu’à ce qu’il ressemble vaguement à ce qu’il était censé être. Pendant ce temps, Sylvie rentra chez elle, à savoir dans l’immeuble juste en face de là où son tchum avait bricolé sa monture. Elle prépara un dîner d’anniversaire. Le soir, je les observai attentivement et j’en appris long sur eux.

Je découvris assez vite que le terme de tchum n’était pas vraiment adapté à la situation. Hervé n’était pas plus le tchum de Sylvie qu’elle n’était sa blonde. Bien que vivant sous le même toit, leur union semblait vouée à l’éphémère. Ils ne se connaissaient pas depuis longtemps. Un ami commun les avait fait se rencontrer et ils avaient vite été intimes. Bon perdant et magnanime, Roger avait bien compris que son ami français était « aux femmes », comme les gays le disent des hommes straights.

Roger et Hervé s’étaient rencontrés trois ans auparavant. Dans l’aéroport de Roissy, Roger avait maté le beau petit cul du jeune homme puis l’avait abordé dans la salle d’embarquement. Ce 21 septembre 1985 est l’une des seules dates qu’Hervé ait retenues tout au long de sa vie. C’était le premier jour d’une longue période d’aventure à travers le monde. Sa vie avait basculé quelques mois auparavant.

6.

L’idée de voyager lui était venue assez étrangement. A 21 ans, il avait pour loisir l’escalade. Il sous-estimait volontiers les risques de cette pratique et lors d’une chute, il s’était luxé et fracturé son coude droit de droitier. La rééducation fut lente et laborieuse. Les kinés ne parvenaient pas à lui faire récupérer toute la fonctionnalité du bras droit. Il lui manquait bien 20 degrés d’extension et plus aucun progrès ne se faisait sentir. Pas de bol ? Faut voir… Durant cette pénible et stérile période de rééducation, il fut convoqué par le Ministère de la Défense pour « faire ses trois jours », comme on disait. En 1984, le service militaire était encore obligatoire en France et l’État avait bel et bien l’intention de lui prendre un an de sa vie pour être prêt à faire la guerre. Cette perspective effrayait Hervé. Le pacifiste extrémiste qu’il était ne soupçonnait pas qu’il pouvait y avoir des paix qui ne paient guère. Mais son antimilitarisme, primaire et non-militant, ne l’aurait pourtant pas poussé à être objecteur de conscience. Alors, il attendait sans trop y penser que le couperet tombe. Il n’a mesuré l’ampleur de cette peur que quelque temps après avoir été réquisitionné dans la caserne de Blois. Avant cette convocation, il avait essayé de tirer parti de son infirmité en constituant un dossier médical en vue d’une réforme. L’hôpital l’avait bien gâté puisque les tomographies avaient virtuellement coupé son coude en rondelles pour faire apparaître de magnifiques photos des nombreux fragments d’os qui empêchent encore aujourd’hui son vieux bras de s’ouvrir complètement. Ce handicap médicalement avéré lui avait permis d’être exempté S5, la totale... Membre supérieur invalide. Bingo ! Il pouvait rentrer à la maison, libéré des obligations militaires.

En ce temps-là, il étudiait à la fac à Paris. Il avait une petite chambre d’étudiant dans une cité minable de banlieue. Il n’était passionné par rien. Il avait choisi de faire des études universitaires, histoire de tirer parti de son bac laborieusement extirpé de sa paresse. Il étudiait les Arts Plastiques. Il aimait bien la matière, mais pas la façon de l’enseigner. Et il n’avait pas encore la maturité d’apprendre par lui-même.

En quittant la caserne, ivre de joie que l’armée n’ait pas voulu de lui, il s’apprêtait donc à reprendre cette vie étriquée de jeune un peu paumé qui ne s’épanouissait ni dans ses études ni ailleurs. Dans cet enclos militaire, il avait vécu deux jours dans l’angoisse à l’idée de subir pendant 365 autres jours l’autorité soldatesque qu’il devinait rigide et avilissante. Son frère en avait bavé malgré sa bonne planque de prof de gym à Paris. Pour échapper à l’angoisse, son casque de walkman n’avait guère quitté ses oreilles. Il avait fait tourner en boucle la musique très éthérée d’un groupe québécois qu’il se serait fourré en intraveineuse s’il l’avait pu. Les cinq saisons d’Harmonium l’avaient délicieusement abruti pendant ces deux jours.

En prenant le train, grisé par sa libération, il avait toujours le casque audio sur les oreilles. Les yeux fermés, les pieds sur la banquette d’en face, il avait laissé le train le bercer en écoutant sa musique adorée. Très tôt pendant ce court voyage, toujours les yeux fermés, une image est apparue sur l’écran de sa conscience. Il était assez imaginatif et n’avait pas bien les pieds sur terre. Il a supposé que cette image était ce qu’on appelle un rêve éveillé.

Ce qu’il a vu, c’est un mur. Un peu comme ce mur de brique qu’on voit dans le film d’Alan Parker, baigné par la musique des Pink Floyd. The wall, il l’avait probablement vu quelques mois auparavant. Au début de sa vision, assis dans le train les yeux clos, il ne vit que ce mur. Puis, il le vit se craqueler peu à peu puis s’effondrer. Là, il put voir ce qu’il y avait derrière : Rien ! Rien et tout en même temps. Une vaste étendue avec l’horizon en toile de fond. Il trouva cela très beau. Et il se dit deux mots, deux petits mots simples et lourds de sens : Je pars.

Auparavant, il n’avait jamais songé à voyager. Un jour, son pote Antoine lui avait dit qu’il avait envisagé de partir au Brésil. Cela l’avait abasourdi. Il ne comprenait pas comment on pouvait imaginer tout quitter, partir loin de tout, loin de ces repères si rassurants. Il était resté dans cet état d’esprit apparemment très sédentaire, abandonnant l’aventure à ses héros de fiction. Et puis d’un seul coup, un mur s’écroule, une musique le fait rêver et voilà qu’il décide de partir à l’autre bout du monde. Baignant dans une atmosphère musicale obsessionnellement québécoise, ce serait les grands espaces du Canada. Et cela durerait un an. C’était une décision d’une telle évidence qu’elle semblait et se révéla irrévocable. En fait, cette année fut la première des quatre qui constituèrent ce cycle nomade.

Assis dans ce compartiment de train qui le ramenait à Paris, il s’était senti très vivant ce jour-là. C’était le printemps. Avec ou sans son diplôme universitaire, il partirait en septembre. Il avait tout l’été pour gagner de l’argent. Le 21 septembre 1985, ses parents l’accompagnèrent à l’aéroport et il les trouva d’une admirable dignité, très à la hauteur du texte immense d’une des plus belles chansons de Jean-Jacques Goldman :

…/… Puisque c'est ailleurs qu'ira mieux battre ton cœur
Et puisque nous t'aimons trop pour te retenir
Puisque tu pars.
Que les vents te mènent où d'autres âmes plus belles
Sauront t'aimer mieux que nous puisque l'on ne peut t'aimer plus
Que la vie t'apprenne mais que tu restes le même
Si tu te trahissais nous t'aurions tout à fait perdu…/…

Puisqu’il est parti, les liens avec sa famille se sont resserrés. Peut-être avait-il besoin de cette distance pour sentir la profondeur et la qualité de ces liens. A coup sûr, il avait surtout besoin qu’il se passe quelque chose dans sa vie. Il avait même longtemps pensé qu’il avait à ce moment-là de son existence, besoin d’un coup de fouet. Il ne l’exprimerait probablement pas ainsi aujourd’hui car au cours de ces quatre années de baroud, il trouva qu’il s’était effectivement beaucoup fouetté. Et bien plus tard dans sa vie, quand il pensait à la peau tendre et ferme de sa jeunesse, il lui venait plus de la tendresse que de la violence. Mais de fait, il est évident aujourd’hui qu’il avait à 20 ans, besoin de se faire violence. Il avait fantasmé depuis l’enfance sur des fictions et aussi quelques réalités anthropologiques vues à la télé, qui faisaient que la vie des hommes est marquée par des rituels initiatiques. Mais en banlieue parisienne, on ne lui avait jamais demandé d’aller tuer un lion et d’en revenir plus grand. Sa communion solennelle et son bac ne l’avaient pas rendu plus grand. Les rituels européens du 20ème siècle lui semblaient bien pâles. Ils ne convenaient vraisemblablement pas à sa fantasmagorie, pas non plus à un vague projet de vie. Alors, il était parti chercher ailleurs ce qu’il ne pensait pas trouver chez lui.